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A Joseph N’Diaye (conservateur du musée des esclaves)


Gorée...


    Un taxi brousse nous dépose près de l’embarcadère... une foule bigarrée attend le passeur... nous sommes deux fois trop nombreux pour le bateau qui s’approche, qu’importe c’est la bonne saison il faut faire du chiffre... la ligne de flottaison est largement dépassée... vivement que l’on arrive de l’autre côté.

En sortant du port, j’aperçois les bateaux de pêche chinois au mouillage... je n’avais pas rêvé...les nouveaux colons sont bien là.

Gorée se profile... un fronton de maisons coloniales, allant du jaune à l’ocre en passant par le rose niçois, un vieux fort à la Vauban, un ambiance de marché et quel marché... celui des esclaves... triste lieu de pèlerinage où l’Afrique vient se souvenir, et l’Europe se regarder à défaut de se faire pardonner....

Malgré son histoire, l’île a un charisme, une atmosphère envoûtants... quelque chose s’en dégage, de culturel, de créatif, d’artistique... des hauts parleurs géants diffusent un morceau de Marley, Africa Unit... c’était le morceau de musique que j’aurais écouté ici, alors j’en profite...

Dédale de ruelles, enfilade de maisons à balcon de fer d'où s'épanchent des fontaines de bougainvillées... étrange ressemblance avec celle de la Nouvelles Orléans... les propriétaire étaient peut-être les mêmes à une certaine époque...

L’une de ces maisons donne sur l’océan... la fameuse maison des esclaves, celle où ils étaient triés, enfermés, vendus et embarqués...

Joseph le  vieux conservateur semble sorti d’un film... il fait entrer les touristes et les enferme.. il monte sur le perron et commente l’histoire des esclaves en s’en prenant à chacun de nous comme si nous étions descendants directs des gens qui traitaient à cet endroit...

Parfois il alpague un toubab en lui lançant, “vous, Monsieur, vous ressemblez étrangement à cet individu dont me parlait mon grand-père...vous avez le même regard arrogant...” et le type qui cherche à disparaître en dessous de son chapeau de brousse...

Au fur et à mesure qu’il nous emmenait de pièces en cellules, de cellules en salle de pesée, il nous assenait des coups de semonce, manipulant la culpabilité d’une main de maître...

Arrivé à la porte d’embarquement, j’ai fondu en larmes sans pouvoir m’arrêter, en scrutant ce bout d’océan qui les a vu partir sans espoir de retour...c’était trop...j’aurai voulu m’excuser pour tout ce que nos anciens leur ont fait... il m’ a fallu du temps pour faire le lien entre les injustices que j’ai vécues dans mon enfance et l’injustice en général... j’ai découvert à Gorée pourquoi j’étais devenu un Don Quichotte, transformant ma vie en lutte perpétuelle contre les injustices...

Un groupe de Blacks Américains, venus de Louisiane, pour se recueillir sur ce lieu qui a été à l’origine de leur nouvelle destination entonne un Gospel... la foule éclate en sanglots... happening indescriptible... rencontre inattendue entre ces Blancs un peu voyeurs et ces Africains un peu douleurs... Pardon.

Heureusement de l’autre côté de la place, le musée des esclaves apporte de nouveaux éclairages : la traite des esclaves en Afrique dure depuis des siècles.

Ce sont les Arabes qui ont été les premiers et les plus gros consommateurs d’esclaves Africains du XIII ème au XV ème siècle, tant sur la côte Ouest que sur la côte Est...L'histoire a la mémoire courte.

Heureusement que ce sont des historiens et des anthropologues africains comme Tidiane N'Diaye qui l'affirment, preuves à l'appui, sinon le fait de le dire pourrait être taxé de racisme.

A l’époque où les Blancs pratiquaient la traite, je les imaginais s’enfoncer dans la brousse, avec des armées pour capturer les esclaves... en fait ils restaient la plupart du temps sur la côte...c'était souvent des petits rois locaux qui capturaient les esclaves avec leur guerriers et les vendaient aux négriers, contre des bijoux, de l’or, de l’argent, des tissus précieux...ou pour bénéficier de leurs armées afin d’asseoir leur pouvoir dans une région...

Triste révélation pour moi, les Africains eux-mêmes étaient mêlés à cet odieux trafic... comme la mémoire est parfois sélective...

J’ai quitté Gorée apaisé...il y a des salauds partout...envie de relire l’histoire du monde pour finir de me libérer de mes chaînes de" mauvais blanc" et de toute cette culpabilité qui m’a été enseignée...envie de partir à la découvertes de mon libre arbitre... énervé par cette manipulation des consciences... fatigué de ce clivage entre les bons et les méchants...

Quel paradoxe, Gorée, terre des esclaves, tu m’as libéré de cette honte que j’avais d’être Blanc... tu as coupé les chaînes du passé... je ne me sens plus responsable et encore moins coupable... je regrette que nous ne soyons pas assez vigilants et que nous ne sachions pas tirer un enseignement de l’histoire afin de garantir qu’elle ne se reproduise pas...

Sur tous les continents aujourd’hui, des peuples s’asservissent, au nom d’une différence ethnique ou religieuse, au nom de castes ou de sexe soit disant supérieurs...

Les "petits blancs" sont partis, alors qui les remplacent ? Lorsqu'on pointe le travers de nombreux nouveaux dirigeants Africains, leurs supporters tentent à nouveau d'actionner le levier de la culpabilité en affirmant qu'ils ne font que reproduire ce que les "petits blancs" leur auraient appris, mais ça ne marche plus :  avant les "blancs" l'Afrique pratiquaient déjà la féodalité, les massacres inter-ethniques, l'esclavage, ils n'avaient pas besoin des "blancs" pour connaître l'ivresse du pouvoir et l'art de la soumission. 

Joseph, tes grandes tirades pathétiques ont su tirer des larmes et des excuses, en jouant sur la culpabilité ou la révolte, dommage que tu n’aies pas su aider à éveiller les consciences et à faire la part des choses... il nous a manqué des paroles de sagesse...

 

A Ousman (un ami féticheur)  et Abdoulaye Welle (un ami sculpteur)


Enampore


 
  Après la forêt de Baobabs, la longue route de Kaolac, le bac de Farafeni et son attente interminable, la traversée bruyante de Ziguinchor,  l’arrêt au dispensaire de Brin, la longue piste de sable et de tôle ondulée, enfin la case à impluvium... ma première rencontre avec l’Afrique profonde...

Impression de vivre une grande aventure, de voyager dans le temps...de changer de vie...

Le moteur est à peine arrêté que tout ce que le village compte d’enfants est accroché aux portières....avec des grands yeux écarquillés contre les vitres et le parebrise...

Quelle idée de génie a eu ce Léopold Senghor en développant le tourisme intégré... amener les villages en difficulté à s’ouvrir au tourisme équitable, en recevant les étrangers dans une case identique à la leur et en leur permettant de partager la vie du village, comme s’ils étaient de la famille...

La case est grande et circulaire, avec un puits peu profond en son centre pour recueillir les eaux de pluie...les chambres sont situées tout autour dans les greniers à grains... terre battue et lits de cordes, une brèche dans le mûr en guise de fenêtre, pour protéger de la chaleur intense de l’extérieur, et autrefois des attaques de pillards et d’ennemis.

Pas d’électricité, mais des lampes à pétrole... pas de restaurant mais le partage d’un repas en famille... pas de salle de bain, mais une pomme de douche raccordée à un seau suspendu, pas de wc, mais un grand champ d’herbes hautes...

Premier soir, un grand plat de riz et quelques morceaux de poulet, que nous dégustons assis sur des bancs de bois, au milieu du puits asséché... l’éclairage des mèches rend la scène encore plus profonde... des ombres circulent autour de nous, allant d’une pièce à l’autre, en nous observant discrètement...observé, c’est l’impression que j’ai retirée de mon premier contact avec vous... comme si vous n’aviez jamais rencontré de toubabs avant...

Vos enfants jouaient avec les poils de mes bras, les vôtres étant glabres... le soir quand nous prenions la douche, à la lueur d’une bougie, nous apercevions des petits yeux blancs derrière les interstices de la cloison...transformant nos ablutions en cours d’anatomie... le lendemain, nous pouvions observer des traces de piétinements devant les meurtrières de nos chambres, ce qui laissait supposer que vous aviez également étudié notre façon de nous déshabiller, et peut être de nous aimer, si nous avions commis l’erreur de ne pas souffler la lampe...

Vous avez dû être déçus de découvrir que nous avons comme vous des jambes, des bras, des seins et des sexes... ne me dites pas que comme les européens vous avez fantasmé sur la longueur de nos appendices...par contre je trouve amusant qu’à mon tour j’ai pu alimenter votre recherche de frissons exotiques... le plaisir de la différence... les corps noirs vous paraissent ordinaires, et vous découvrez de nouvelles sensations à la vue de  nos corps blancs... j’imagine facilement le plaisir que vous avez dû prendre à jouer aux voyeurs, juste retour d’attention, puisque j’en suis un moi même avec mon appareil photo et ma camera.

Les premiers contacts sont timides, comme s’il fallait le temps de s’apprivoiser... de se reconnaitre, de se sentir.... Juliette lance de grands sourires comme pour excuser les silences... Rosalie allaite son bébé, du bout de ses gros seins gonflés...Terrence tire sur sa pipe, le regard dans le vide, pendant que Bernard fait vibrer son arc musical... Vos prénoms rappellent que l’emprise Française n’est pas loin, et ceux de vos enfants témoignent de l’arrivée récente d’une nouvelle civilisation... Dieu et Allah semblent s’être donné rendez-vous ici, en l’espace d’une génération... que sont devenus les esprits de la forêt ? Savoir que vous êtes restés animistes malgré tout me rassure.


Tous les matins se font agraires... que ce soit dans vos rizières ou dans le jardin des femmes, vos premiers gestes oeuvrent à votre survie...

J’aime vos rires quand vous vous rassemblez au puits pour en tirer de longues cordes, au bout desquelles sont accrochés de minuscules seaux...

J’aime votre jo
ie de vivre quand vous vous retrouvez à travailler ensemble... avec votre facilité à tourner en dérision tous les petites tracasseries quotidiennes...

J’aime votre naïveté lorsque vous devisez sur les prochaines récoltes et ce que vous ferez de leurs revenus...

J’aime vous entendre faire des projets, vous pour qui l’achat d’un poste transistor relève encore de la réalisation d’un rêve...

j’aime vous voir rassemblés autour de cette boite magique pour écouter les commentaires du match de foot qui oppose vos Lions nationaux à l’équipe de Guinée, comme si l’avenir du monde se jouait dans cette boite en plastique métallisé... j’aime l’ambiance que crée cette intrusion du monde dans la sérénité de votre village...

J'aime ces mystères que vous faites planer sur le village, sur les initiations, sur la forêt sacrée, sur le féticheur, avec des histoires à faire frissonner un mûr. Vous jouez avec le réel et l'imaginaire au point de ne plus savoir où se situe la frontière, au point de créer des hallucinations collectives.

J'ai cru à toutes vos histoires et j'y crois encore, parce que je ne suis pas arrivé à tout expliquer avec mon esprit cartésien. C'est peut être ce qui fait votre force et votre charme, vous n'avez pas été contaminés par Descartes, bien que la religion catholique et l'islam s'y soient très attachés.

Vous êtes restés malgré tout profondément animistes quoi qu'en dise le curé ou l'imam.

J’aime cette accalmie entre 13  et 15 heures où tout est doux tant il fait chaud... l’air est brûlant, les sons semblent enveloppés et assourdis , les mouvements se font au ralenti...les oiseaux se sont tus, les hommes sommeillent sous le manguier, les femmes se racontent des histoires sur le pas de porte de leur case en lassant leurs enfants, je me prélasse mollement sur le vieux banc de bois à l’abri de l’avancée de chaume de ma case d’adoption...tout semble mélangé dans cette chaleur, comme si la nature et les humains se mettaient à fondre pour s’unir dans un magma universel... je dors à moitié, je rêve à moitié, réveillé de temps en temps par un éclat de rire ou le passage d’une voiture déglinguée sur la piste voisine... Tout cela est si loin des turbulences du monde... et pourtant tout cela est si réel...

J’aime les fins d’après midi, lorsque les troupeaux de zébus rentrent au village dans un épais nuage de latérite, accompagnés d’enfants qui les taquinent de leurs pics de bergers... c’est l’heure où les femmes vont au puits pour remplir une dernière fois les calebasses, c’est l’heure où les hommes grimpent aux palmiers pour en extraire une dernière fois le vin qui s’est écoulé du flanc de ces grands arbres et qui aura d’autant plus fermenté que la journée aura été chaude... l’ivresse n’en sera  que plus forte...

Et puis il y a ce moment de suspension... cette période où le soleil disparait et où la nuit n’est pas encore tombée... cet instant où vous croyez que les esprits sortent de la forêt pour hanter votre village... seul instant où vous disparaissez et fermez les portes de vos cases pour vous protéger de ces âmes errantes... avant de revenir avec l’obscurité et son manteau d’étoiles pour allumer les feux qui éclaireront vos nuits, vos regards et vos sourires, coiffés de bonnets de laines censés protéger votre esprit d'intrusions malveillantes.

J’aime me laisser envouter par vos histoires qui ressemblent à celles que l’on me racontait lorsque j’étais enfant... des histoires arrangées qui content ce qu’ont fait les anciens qui les rendaient si sages... ces histoires qui nous disent en filigrane comment apprendre à mieux gérer nos vies... ces histoires qui nous rappellent à quel point c’est si bon et parfois si dur d’être humains...

Le vin de palme aidant, la sagesse s’estompe pour faire place à des déhanchements et des gestes un tant soit peu lacifs, à des regards un peu plus brillants, avant de disparaître dans la nuit des savanes pour laisser la place à des rêves chaloupés de pagnes qui tombent... j’aime la nuit Africaine, quand ma couleur et la vôtre deviennent idem pour mieux se mélanger...

 

Lettres Africaines

A Saliou  Diallo.....à Diara, Aminata, Ibou, Awa, Adama, Mama, Papys (des amis)


Dakar


    Un mois de février des années 80 - 23h15, heure locale. Sur le tarmac de l’aeroport. L’avion a cinq heures de retard : la neige et le givre nous avaient empêchés de décoller... première fois que je voyais arroser un avion  avec de l’antigel, avec les passagers à bord.

Tu avais dû attendre, avant de monter à la tour de contrôle pour te renseigner... histoire de savoir si nous ne sommes pas tombés quelque part dans le désert... et puis rejoindre une cousine pour tuer le temps...

Si tu savais comme c’est bon de t’attendre, ici, avec cette douce chaleur et cette enivrante odeur de kérosène qui exhale les vacances : chaque année à la même période j’anticipe la moment où je vais poser le pied sur ta terre avec ses contrastes si puissants qu’ils me font oublier mes doutes et mon mal-être.

Il faut 5 heures pour passer de moins 10 degrés à plus de 25, il faut 5 heures pour passer d’une petite ville ordinaire à la magie d’un continent, il faut 5 heures pour passer de la routine au bonheur, jamais une analyse n’a été aussi rapide...

J’aime ton Afrique, celle que tu me contes depuis 10 ans, celle que tu me fais vivre au quotidien, celle de la rue et des villages, celle des marchés, celle de la paix qui t’entoure, celle de tes femmes et de ta maison... Cette Afrique qui semble si lointaine de celle des guerres, des massacres et de la misère que l’on nous montre en permanence....

Je sais qu’ici, comme ailleurs, on meurt pour rien, à cause d’une piqûre de moustique ou d’un tir de kalachnikov... et pourtant tout ce que tu me fais découvrir depuis si longtemps relève de la vie, avec une certaine insouciance, comme si c’était simple de vivre... C’est probablement ce que je viens chercher auprès de toi, cette légèreté de l’être... j’aime que tu me rappelles que la réalité se suffit à elle-même et que cela ne sert à rien d’en ajouter en se triturant les méninges.

Tu arrives enfin, perché sur un tracteur électrique, avec sa cohorte de chariots à bagages... quel contraste avec ta veste de tweed et tes pantalons à pinces...toujours élégant, toujours fringuant... que c’est bon d’entendre ta voix...

Je ne peux pas cacher le plaisir que tu me donnes lorsque tu me fais traverser le contrôle de police et de douane d’un clin d’oeil complice à tes copains fonctionnaires, à la barbe de tous ces touristes et hommes d’affaires qui se pressent pour venir étaler leur embonpoint sur vos plages privées...Pour une fois je passe devant les “grandes personnes”...

Tu te rappelles Michel Berger et France Galle qui râlaient parce qu’il fallait porter les valises jusqu’à la porte... Si Babacar savait....

J’aime lorsque j’attends mes bagages près du tapis roulant et que tes frères quittent leurs postes et accourent pour me serrer dans leurs bras...impression d’être attendu, impression de revenir chez moi...

Et à chaque fois, l’épreuve de la sortie, quand les rabatteurs se ruent sur nous pour nous emmener de force dans un taxi de fortune, en nous délestant de nos valises, avec le risque de ne plus les revoir... Tous ces visages tendus, tous ces hommes excités parce que l’avion vient de déverser une horde de nantis, dont il faut tenter de soutirer de quoi survivre... et au delà de la foule, ta vieille voiture qui nous attend...

Et puis l’auto-route, bordée de cabanes de tôles, avec leur lampes à pétrole, pour rappeler que l’Afrique c’est aussi et peut-être ça d’abord ...

Enfin le piste de sable, et la cour de la maison... avec son papayer au centre, qui comme tes enfants prend quelques centimètres de plus entre chacun de mes voyages... Les cris des enfants qui m’accueillent, les bras de Diara qui m’enlacent, le sourire de “la bonne” qui se retient pour garder la distance, mais qui se souvient aussi de nos échanges affectueux...

Jamais ma famille ne m’a témoigné autant de chaleur... et pourtant cela ne fait qu’une dizaine d’années que nous nous connaissons...peut-être qu’avant, dans une autre vie... ne me dis pas que je vivais ici au temps des comptoirs de l’Afrique de l’ouest... il n’y avait peut-être pas que des mauvais toubabs... je n’aime pas que tu m’appelles “ patron” et tu en joues pour me rappeler que j’appartiens à la race de ceux qui vous ont appris que vos ancêtres étaient gaulois...

Laisse moi te rappeler que si tu pries aujourd’hui en te tournant vers l’Est, ton père vénère encore les esprits de la forêt... il n’y a pas si longtemps nous allions ensemble chez le féticheur pour lui demander un gri-gri qui nous protégerait d’un patron moraliste, ou nous accorderait les faveurs d’une belle qui résiste... qu’as-tu fais de la fidélité à tes racines ?

Les toubabs sont à peine partis que vous en avez laissé d’autres prendre leur place...

Ce sont des bateaux chinois qui pêchent au large, ces mêmes chinois qui vous ont construit le stade de football, et qui vous vendent leur riz...ce sont des maures qui tiennent les commerces et des marabouts qui vous disent maintenant comment gérer votre vie... l’appel du muezzin a remplacé les shabads et les danses vaudous du vendredi sur la place du village, le mufti a de plus en plus de pouvoirs... aujourd’hui, nous ne pouvons même plus fumer dans le rue... et ce que j’aime avec toi c’est que tout cela n’est pas grave, comme si tu avais confiance dans la terre de tes ancêtres... puisses-tu avoir raison... un jour le grand esprit du baobab reviendra planer sur le village... un jour...    inch allah dis tu avec ironie...

La nuit passe vite et le premier matin ressemble à tous les matins de Yoff... Tu es déjà parti travailler quand je me lève... Diara m’attend avec ses baguettes de pain chaud, qui me rappelle le pain que nous achetions quand j’étais enfant...

Le retard de développement a parfois du bon...la confiture en moins... mais il y a le lait concentré Nestlé que tes jumelles tartinent, avec des grands yeux brillants de plaisir... ici ce liquide sirupeux devient goûteux tant il se charge de souvenirs...

Partout en Afrique, le matin commence avec un Nescafé et le lait concentré sucré... à la terrasse d’ un lodge devant le Kilimandjaro, au bord d’un lac du sud, ou dans un campement du Burkina, l’internationale du capitalisme agro-laimentaire se porte à toutes les bouches...    

Puis vient l’heure de la pêche... tout ceux qui ne travaillent pas à la ville se rejoignent sur la plage, derrière la mosquée, pour tirer l’énorme poche que les pirogues sont allées jeter en mer tôt le matin... nous sommes des dizaines de chaque côté à souquer sur le filin, que le ressac nous reprend quelques instants... jusqu’à ce que nous en venions à bout et que le filet libère sur le sable sa récompense: des centaines de poissons, de tailles différentes...parfois un petit requin ou des barracudas... les femmes commencent le partage et s’installent pour vendre rapidement une denrée qui ne se conserve pas longtemps sous ces latitudes, si ce n’est séchée ou fumée...

Chaque participant gagne un poisson pour son aide... ultime repas pour certains... petite fierté pour moi de rapporter ma quote-part à la maison...cela fait toujours rire Diara de me voir revenir avec mon poisson... ce n’est jamais celui qu’elle aurait acheté... impression de m’être fait avoir par les matrones qui gardent forcément le meilleur choix pour la vente...


Un repas de riz et de poisson grillé, vite avalé sur la terrasse, avec les enfants, et voici venue l’heure de la sieste... le meilleur moment de la journée... allongé dans ma chambre, les yeux mi-clos, j’écoute les enfants qui jouent dans la cour, j’entends les femmes qui se racontent les nouvelles par dessus le mûr, et le marchand ambulant qui récite la litanie de tout ce qu’on peut trouver dans son énorme besace : de la montre à l’aiguille, du savon au couteau de cuisine, des bijoux en vrai-faux or au dernier parfum à la mode en passant par le journal télé du mois dernier, c’est le colporteur du passé, celui qui va convaincre toutes les femmes oisives de le dévaliser... Elles le courtisent, le séduisent, l’apostrophent pour qu’il leur fasse la remise attendue...

Je ne comprends rien à la langue et pourtant j’ai l’impression de saisir tout ce qui se passe... Je suis d’un autre monde, d’un autre temps, et je n’ai jamais été aussi présent que pendant ces instants en suspension..

J’aime cette Afrique où l’on peut passer deux heures à discuter pour acheter un vieux miroir ou deux caisses  de concentré de tomates, comme si rien d’autre n’avait de l’importance...

J’aime ces bruits sourds qu’étouffe la chaleur ascendante de l’après midi... ils me bercent et m’endorment comme le ferait une nourrice, pour dissoudre mes tensions...

Les enfants me réveillent pour aller saluer les voisins...j’aime cette coutume... tout ce qui se passe concerne la communauté... il serait mal vu que les gens qui vivent autour de toi ne sachent pas qui est cet inconnu qui entre et sort de chez toi...et il n’est pas possible de rester inconnu en Afrique... comme si la vie du village ne pouvait reprendre son cours qu’à condition que les liens soient établis. Heureux modèle d’intégration... que de leçons à prendre...

Autour des trois thés, je me décline, comme chaque année, en donnant de mes nouvelles, des nouvelles de mon travail, des nouvelles de ma famille, et de mon quartier... je suis surpris de constater à quel point tes voisins retiennent tout ce que je leur ai dit les années précédentes, comme s’ils suivaient le feuilleton de ma vie... à mon tour je m’enquiers des nouvelles de chacun.. et je vois qu’à leur tour ils apprécient que je me souvienne des anecdotes propres à chacun...

Rituel incontournable qui tiendra lieu de passeport, véritable reconstruction identitaire... j’aime ce moment où vous me définissez une place dans votre communauté.

La nuit tombe vite en cette saison, nous regagnons la maison dans l’obscurité des ruelles... je perçois les ombres qui me frôlent, je réponds aux salutations qui me sont adressées en français... comment ont-ils vu que j’étais blanc dans le noir ?

C’est le meilleur moment pour prendre la douche : l’eau a eu le temps de se réchauffer dans les canalisations sous l’effet du contact du soleil et du sable... c’est aussi le moment où je peux être nu en regardant dans la rue sans pouvoir être vu... J’aime cet instant, où dans l’obscurité de la pièce qui sert de douche, je peux observer les allées venues du voisinage, par le morceau de volet ajouré qui me sépare du chemin. des femmes de tous âges passent à cinquante centimètres de moi, le lourd fardeau sur la tête, sans imaginer mon indécence...

Diara nous attend, près d’un grand plat en métal émaillé débordant de riz, de poisson, de légumes... en lançant un tonitruant “ tiéboudienne”...

Chacun s’assied autour du plat et commence à manger avec les doigts...arrivent tes frères qui rentrent de l’aéroport... bientôt nous sommes sept autour de cette grande écuelle à nous rassasier...

Dans la soirée, je vais sur le toit pour écouter les chants de la nuit, le ressac de la mer, les bruits de la vie, les sons de la paix... j’aime ton village et le réconfort qu’il m’apporte... impression que la vie ne peut pas s’interrompre ici, impression qu’il n’y a aucun danger, impression que tout est plus simple qu’on le croit...

Fatou, la voisine m’interpelle et m’invite à venir chez elle... elle vit toujours chez sa mère, dans la cour d’à côté... Chaque année, elle semble attendre mon arrivée pour m’inviter à passer un moment avec elle... Nous nous asseyons sur son lit dans l’unique pièce qui lui sert d’appartement...

Elle est toujours aussi belle... elle a les traits fins, le corps élancé, les cheveux longs et défrisés... c’est une des rares femmes africaine que je connaisse à ne pas avoir le nez épaté... serait-elle issue d’une ethnie sahélienne ? Sa beauté m’impressionne beaucoup... sa petite poitrine ferme , nue sous un tee shirt aux couleurs rastas, qu’elle laisse apparaître chaque fois qu’elle se penche, ses longues jambes enrubannées d’un pagne léger, qui lui donne cette allure de princesse, son regard  direct et enjoleur, sa douce voix qu’elle use avec parcimonie, comme si elle avait peur d’en dire trop...

Nous restons de longs moments à  nous regarder sans parler... avant d’échanger nos nouvelles... elle vient d’avoir un enfant de l’un de tes frères, en même temps qu’il en épousait une autre... que vont-ils devenir, sans ressource ?

Chaque année, elle me demande si je ne veux pas l’épouser, comme chaque année je ne sais plus où me mettre, elle est belle à crever, elle est gentille à mourir, elle ferait sûrement une femme douce, adorable et une mère admirable...mais qu’aurions nous d’autre à partager; elle sait à peine lire et écrire, elle vit dans une case en torchis, sans eau , sans électricité, elle cuisine  sur un petit brasero le même plat de riz et de poisson depuis des années... comment lui dire que l’amour c’est aussi autre chose, et comment lui dire cet autre chose que je ne maîtrise pas...comment ne pas l’humilier en parlant de nos différences... comment lui expliquer que je manque de folie pour tenter l’expérience...

Fatou combien de fois as-tu hanté mes nuits en me confrontant au conflit du désir et de la raison...


Tu rentres tard comme tous les soirs, dernier avion à accueillir, ou dernière maîtresse à faire gémir... tu aimes être mystérieux sur ta vie nocturne...

Avant de m’endormir, je t’entends prendre ta douche, sortir ton tapis et faire discrètement ta prière sur la terrasse de ta chambre... Que ton dieu et le mien fassent que cela puisse durer longtemps... puisse cette paix se répandre et contaminer le monde alentour... que j’aime ton Afrique... que j’aime te famille...

La berceuse que tu m'as  chantée un soir en brousse revient inlassablement: bintan bolonda mansa ni cissé, bitan bolonda mansa ni cissé, bitan... niyela.