Sénégalisation
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    Grâce à l'évolution du mode de vie (extension des congés payés, amélioration du pouvoir d'achat entre autres) et grâce à une évolution des mentalités, les années 70/80 ont été marquées par la tendance de toute une génération à "bouger", à sortir des frontières pour se rendre à l'autre "bout du monde" à la recherche d'autres cultures, d'autres contacts, d'autres sensations.


Cette mouvance a entrainé une nouvelle approche du tourisme, tant dans la démocratisation de l'accès aux destinations lointaines, qu'au niveau du contenu et de la variété des séjours et des hébergements.


    C'est à cette époque que fleurissent les vols charters destinés à mettre "le bout du monde" à la portée du plus grand nombre : le vol charter est un vol commercial organisé en dehors des lignes à dates et horaires réguliers.

Il s'agit d'avion(s) appartenant à une compagnie aérienne, affrété(s) ou loué(s) par un ou plusieurs voyagistes pour répondre à une demande de la clientèle pour une destination donnée, à un moment donné. L'appareil est loué avec ses pilotes et son équipage pour un certain nombre de vols pré-déterminés, voire pour un seul vol, à dates fixes non régulières.

Les avions destinés aux vols charters sont généralement configurés de manière à embarquer le plus de passagers possible, ce qui les rend particulièrement inconfortables, notamment au niveau de l'espace pour les jambes. Les premières classes sont supprimées et remplacées par des rangées supplémentaires de sièges de classe économique. Les services à bord sont réduits au minimum. L'entretien des appareils est aléatoire

Les conditions de sécurité sont en fonction de la législation du pays d'origine de la compagnie.


    Freddie Laker a été le précurseur avec sa première compagnie aérienne low cost : Laker Airways (1966). Il poursuivra avec une ligne Londres-New York, sur DC 10 baptisé SkyTrain, lancée en 1977 (32 £ le billet contre 94 £ sur les autres compagnies). En réaction des compagnies régulières ont vendu sur une période très courte des billets transatlantiques à 1$.

En France Minerve, en 1975 et le Point Air en 1976 vont "inquiéter" Air France et UTA qui ont tout tenté pour maintenir une situation de monopole en leur mettant des bâtons dans les ailes, par le biais de l'Etat et de la DGAC.


Des agences de voyage associatives à caractère social et culturel comme le Point de Mulhouse (1965) de Maurice Freund et Nouvelles Frontières (1967) de Jacques Maillot prennent de l'essor:

ils souhaitent, grâce au principe des vols charters, permettre à leurs adhérents de découvrir certaines destinations de façon plus authentiques, à des prix plus accessibles que le "voyagisme" traditionnel: les Antilles, la Réunion, mais aussi l'Amérique du sud, l'Afrique, et l'Asie.

Les hébergements sont sommaires, l'accompagnement est souvent bénévole ou presque, les déplacements se font en transports locaux, mais l'accent est mis sur la rencontre de populations locales, et la participation à leurs activités quotidiennes.


    Ces créatifs culturels de la première heure parcourent le monde à la recherche de villages, d'endroits, de sites, d'activités pouvant intéresser leurs adhérents.

Cette démarche a eu pour effet d'induire une nouvelle vision du voyage pour certains pays qui y trouvèrent un moyen de développer un tourisme à visage humain tout en produisant des retombées économiques conséquentes pour les populations concernées.

Le Point de Mulhouse est allé plus loin en acceptant que du frêt soit acheminé à titre gracieux par sa flotte dans le cadre de l'exportation de productions agricoles de paysans Burkinabés.


    Sous la Présidence de Leopold Sédar Senghor et de son successeur Abdou Diouf, le Sénégal a développé activement le tourisme, qui deviendra sa deuxième source de revenus, après la pêche.

Dans les années 1970 un coopérant Français, Christian Saglio, devient conseiller du ministre du Tourisme du Sénégal. Il est à l'origine du développement du tourisme rural intégré.

Avec l'aide d'Adama Goudiaby, un enseignant à la personnalité particulière, ils proposent à des villages de Basse Casamance de s'organiser afin de mettre en oeuvre une forme de tourisme participatif: l'objectif étant de permettre à des étrangers de découvrir de près la culture, le mode de vie de cette région tout en palliant au déficit économique de populations locales.

Cela a donné lieu à la réalisation de 15 cases de style traditionnel, (appelé campement), situées à l'orée de certains villages. Le gîte est géré par le village qui nomme un responsable, les bénéfices sont répartis entre la structure organisatrice et les différents projets du village (construction de puits, école, dispensaire etc..).

Les villageois ont pour mission d'intégrer les visiteurs à la vie du village, de leur proposer de participer aux différentes activités et festivités, de façon à ce qu'ils vivent au plus près ce qui se passe dans le village. Cela pouvait aller du travail dans les champs, dans les jardins, à la pêche sur les bolongs, à chercher de l'eau au puits, à la découverte des cérémonies d'initiation etc...


    Dès la fin des années 80 l'apparition de rebelles indépendantistes (Mouvement des Forces Démocratiques de Casamance) dirigés par l'abbé Diamacoune Senghor, associé à des rivalités de personnes, et des problèmes de gestion ont porté préjudice à ce programme qui est resté latent pendant de nombreuses années.

Actuellement sept campements auraient été restaurés grâce à des financements Français et Allemands. Ils seraient à nouveau opérationnels : Baila, Coubalan, Affiniam, Enampore, Elinkine, Kafountine, Oussouye.

Reste à convaincre les touristes de revenir dans une région qui est encore l'objet d'attaques et de combats sporadiques.

Ma sénégalisation :

Au début de l'année 1980,  je suis devenu adhérent de Nouvelles Frontières (nous étions environ 150 000 adhérents à l'époque).

Je me suis inscrit à l'un des voyages au Sénégal.

Les nombreux livres que j'avais lus sur l'Afrique de l'Ouest avaient fait naître une passion pour ce continent et sa diversité culturelle. J'avais envie de connaitre le Sénégal, la Haute Volta, le Dahomey.

Touré Kunda et Youssou N'dour ont fait le reste.

N'ayant pas les moyens de m'offrir un billet Air France pour l'Afrique, c'était l'occasion de vivre une aventure dans un cadre et un esprit qui me convenait.

L'aventure commençait avant même d'être parti :

  1. Il fallait aller de province aux bureaux Nouvelles Frontières à Paris, pour réserver et payer le voyage. Des planches sur des tréteaux et des bureaux de fortune dans un "entrepôt" d'un grand boulevard du 14ème.

  2. Il fallait aller à l'institut Pasteur le plus proche du domicile (Lille) pour se faire vacciner contre la fièvre jaune.

  3. Il fallait prendre le train pour Paris, le jour du départ, afin de prendre un autre train pour Bâles-Mulhouse d'où partait le charter, affrété par Nouvelles Frontières, à 05h00 du matin.

Un Boeing 707 de la compagnie SATT (Société Antillaise de Transport Touristique), un appareil d'occasion acheté à la Compagnie Pan Am. Du grand n'importe quoi ! Nouvelles Frontières faisant à l'époque voler ses passagers sur des compagnies et des avions à haut risques.

On n'était pas encore arrivé en Afrique que l'on avait déjà parcouru des centaines de kilomètres.

Arrivé à Dakar, je découvre que nous sommes un petit groupe de 7 personnes à faire le même circuit (5 femmes et 2 hommes). Deux guides, Saliou Diallo et Kalifa, nous attendent avec un "taxi brousse" affrété pour l'occasion.

Premier hébergement : l'hôtel de Paris à Dakar:

    Commence l'Afrique telle que je l'ai entrevue dans quelques récits d'aventures et dans des vieux films: un établissement sordide, sombre et sale. Il ressemblait à certains logements meublés de la banlieue parisienne, avec un concierge désinvolte derrière un guichet, un hall d'entrée garni de divans éventrés dans lesquels sont vautrés des autochtones, des escaliers lugubres en bois, des chambres exiguës meublées des vieux lits en fer et d'armoires défoncées, du linge qui a déjà servi, une douche malodorante qui distille un filet d'eau froide.

Seule découverte excitante: une baguette de pain fraîche (comme les Sénégalais savent si bien les faire) avec un morceau de beurre légèrement rance, du lait concentré sucré Nestlé en guise de confiture et du Nescafé. Le petit déjeuner national typique.


Je découvre rapidement que cette partie de l'Afrique est en addiction aux produits Nestlé.

Il suffit de regarder les différentes chaines de télévisons africaines pour s'en rendre compte et de se balader sur les petits marchés. Après avoir persuadé les femmes d'arrêter d'allaiter pour gaver leurs bébés du lait "premier âge", le rouleau compresseur de l'agro-alimentaire s'impose toute la journée: du petit déjeuner avec le lait concentré et le Nescafé ou le Nesquick pour les enfants, du lait en poudre passe-partout à tous les plats qui ne peuvent plus se passer du cube Maggi. Quand aux cosmétiques vendus sur le marché, l'Oréal dont Nestlé est le second actionnaire s'occupe de la toilette et de l'hygiène des "élégantes". Le laboratoire de la mondialisation distille l'uniformisation en pratiquant le lissage des valeurs, pour la satisfaction de ses actionnaires et de son directoire.


    Nous étions impatients de nous élancer à la découverte de la Casamance et de son authenticité à bord de notre" taxi-brousse-tape-cul" de marque Renault.

J'avais l'impression d'être dans un rêve: tout était tellement différent de ce que j'avais connu lors de "la route des Indes", en même temps tout ressemblait à l'image que je me faisais de l'Afrique.

Tout un monde en boubous, à la démarche chaloupée, qui déambule dans tous les sens. Des rues et des routes bordées d'une multitude de vendeurs et de réparateurs de tout ce qu'on peut imaginer, de marchandes de légumes et de fleurs, le sommet du crâne chargé de bassines ou de cartons, dans une ambiance poussiéreuse d'ocres rouges. Des foules dont les éclats de rire rivalisent avec les éclats de voix.

Les paysages sont extraordinaires, passant de la savane à la forêt, sous une lumière aveuglante d'un ciel bleu immaculé quand il n'est pas voilé d'un sable rosé importé par l'harmattan.

Les gens sont d'une décontraction déconcertante, d'une gentillesse inhabituelle, avec en prime un humour renversant.


    Un crochet rapide par Rufisque et le Lac Rose, qui porte bien son nom et dont c'est le seul attrait, avant de traverser la forêt de baobabs de Nguékokh, en direction de Mbour.

Je suis subjugué par ces arbres majestueux qui donnent l'impression de pousser à l'envers à cause de leurs branchages qui ressemblent à des racines.

Arrivée à Mbour, que nous avions senti de loin, nous assistons à des scènes de retour de pêche: de frêles embarcations reviennent d'un océan houleux chargées de filets et de poissons. 


La particularité de Mbour est une odorante exposition de poissons séchant au soleil sur des claies posées en hauteur. Nous sommes abasourdis par les cris des oiseaux, les hurlement des marchandes, mais aussi écoeurés, à la limite de la nausée, par cette odeur de putréfaction océane qui envahit l'atmosphère accompagnée d'essaims de mouches qui finissent par devenir agressives.


   Route pour Kaolak pour une nouvelle nuit. Hébergement standard dans un "motel" de style africain. Simple, mais propre, déjà beaucoup mieux que "Le Paris ". Kaolak est connue pour ses immenses seccos (montagnes d'arachides) que l'on aperçoit de la route, après les récoltes.

    Nous prenons la route pour Farafenni et son bac datant des colonies pour traverser la Gambie.

La plupart des bacs étant hors service, il y a des heures d'attente. Nous prenons place dans une file de voitures, de camions débordants de matériels et de marchandises, et surtout de nombreux "taxi-brousses" qui sillonnent tout le pays chargés de passagers, de marchandises et d'animaux (chèvres, moutons, poules).


Pendant cette pose je découvre une habitude qu'ont certains hommes: ils achètent à des vendeurs ambulants des petites boites dorées avec des écritures chinoises contenant un minuscule flacon de produit vert : Gold medal medicated oil. Ils en déposent une goutte sur le filtre de leurs cigarettes. Un espèce de baume du tigre liquide qui parfume la fumée aspirée à la menthe et au camphre.

Nos guides jouant aux "gurus", chacun de nous s'est empressé d'acheter un flacon pour essayer, avec l'impression d'entrer un peu plus dans la sénégalisation, sans nous soucier de la toxicité éventuelle de cette chimie chinoise" associée à celle du tabac.


La montée sur le bac est éprouvante car tout le monde veut monter en même temps et si possible avant les autres, à grand renfort de hurlements, d'agressivité "bon enfant", de coups de klaxon.


Nous arrivons tardivement au premier campement intégré de Baïla.

    Une case rectangulaire aux mûrs de boue et de paille séchées (banco), au toit de chaumes, avec de toutes petites fenêtres.

Il y fait relativement frais. Nous sommes accueillis par des gens du village. Dîner de salade de tomates, et riz au poisson préparé par une villageoise. Nous mangeons assis sur des petits tabourets, dans une vaisselle en bois, à la lueur de lampes à pétrole.

Les chambres sont réparties autour de la pièce centrale, avec des portes de bois épaisses. Les lits sont des cadres tendus de cordes sur lesquels repose une natte. Nous utilisons des draps cousus que nous avions emportés avec nous. Chaque lit est équipé d'une moustiquaire.

Les toilettes sont sommaires (deux planches qui surplombent un trou creusé dans le sol), la douche commune est une pièce avec un baquet que l'on emplit d'eau. On s'asperge avec un gobelet en plastique.


    En l'honneur de notre visite, ou prétextant notre visite pour faire la fête, les femmes du village organisent une soirée dansée. Parées de leurs plus jolis boubous, accompagnées d'un joueur de djembé, et de morceaux de tiges de palmiers séchés qu'elles frappent les uns contre les autres, elles entonnent des chants Diolas, en formant un cercle.

Chacune vient plus ou moins timidement effectuer un pas de danse au centre du cercle, en essayant de se démarquer par une chorégraphie personnalisée.

Lorsque c'est particulièrement original, le groupe s'exprime par des petits cris et de grands éclats de rire. La plus téméraire tentera un cours instant la danse du ventilateur, qui consiste à faire tourner les fesses en donnant des coups de reins, comme une invitation à se faire pénétrer. Les rires sont alors à leur comble.

Je n'ai jamais eu l'impression d'assister à un spectacle pour touristes, même si à la fin elles nous proposent de nous joindre à elles, ce qui provoque l'hilarité générale tant nous paraissons empotés à côté d'elles.


Au petit matin, nous parcourons le village et ses environs en quêtes de scènes champêtres, à la découverte d'un mode de vie d'une autre époque.

Les femmes travaillent dans les jardins, pillent le riz, soignent les animaux, vont au puits pour laver le linge. Les enfants jouent ou travaillent avec leurs parents. D'autres vont à l'école dans l'unique case qui accueille toutes les classes en même temps. Nous sommes surpris par le manque de matériel, de manuels, de cahiers. Comment apprendre écrire quand on n'a pas de quoi écrire, comment apprendre à lire quand on a un livre pour 4 ?


Les hommes escaladent les palmiers pour placer à leur sommet des calebasses qui recueilleront la sève qui se transformera en vin de palme avec la chaleur. Horrible vin à l'odeur de vinaigre qui sera de plus en plus alcoolisé à mesure que l'on avance dans la journée.

Un chant d'oiseau devient obsédant dans cette campagne, le roucoulement d'une variété de tourterelles que je retrouverai dans tous les villages du Sénégal.

Nous poursuivons par une alternance entre pistes défoncées et pirogue au milieu des bolongs ourlés de palétuviers, jusqu'à Thionk Essil. L'arrivée en pirogue est assez spectaculaire.

Après avoir sillonné des petits bras de fleuves et de mer au milieu des palétuviers, nous atteignons un long ponton de bois sur lesquels attendent une dizaine d'enfants.

C'est dans un chahut général que nous arrivons au village, accompagnés de bambins qui portent nos sacs sur la tête. Cela avait un air très "expédition" des vieux  films d'aventure des années 50.

La case est hexagonale. Les chambres sont réparties en étoile autour d'une pièce centrale. Comme à Baïla, une petite pièce sert de douche commune. Elle est cimentée. Un récipient muni d'un tuyau et d'une pomme de douche fait office de réservoir qu'il faut remplir après chaque douche avec de l'eau tirée du puits.

Nous prenons le dîner dehors, un grand plat de riz au poisson, de la papaye solo en dessert.

Le matin une femme de notre groupe semble angoissée : elle a une arrête de poisson plantée depuis la veille dans sa trachée et ne parvient pas à s'en débarrasser.

Elle mange du pain, le gérant fait cuire des pommes de terre, rien n'y fait. Le gérant du campement est très mal à l'aise et n'arrête pas de répéter qu'il n'a pas volé le poisson.

Dans la région, lorsqu'une arrête de poisson se plante dans la gorge de quelqu'un on dit que c'est le pêcheur qui a jeté un sort parce que le poisson a été volé ou n'a pas été payé à son juste prix. Il n'y a pas de dispensaire, encore moins de médecin dans les environs.

Le gérant propose d'aller chez le féticheur. Nous entrons encore un peu plus dans la sénégalisation: après un pourparler avec les guides nous avons été décrétés aptes à prendre part à un rituel de la vie intime des villageois.

Nous nous rendons chez le féticheur qui est un homme très âgé et aveugle. C'est un enfant qui le guide. Apparemment il est très surpris que des européens sollicitent ses services. Nous nous asseyons en cercle sur le sol autour de la pièce.

Le gérant du campement lui explique la situation.

Il demande à la personne concernée de s'approcher et de s'asseoir en face de lui. Il commence à lui caresser la gorge en même temps qu'il entame un chant très doux.

Au bout de quelques minutes j'ai senti des picotements dans ma gorge et un rapide sentiment de soulagement. Au même moment la jeune femme qui avait avalé l'arrête sourit et dit "ça y est , elle est partie".

Je découvrirai par la suite que chacun a ressenti le picotement et le soulagement en même temps. Je n'ai pas cherché à comprendre, trop heureux d'avoir laissé pénétrer en moi une part de cette culture...

Nous enchaînons les campements intégrés comme Abene, Affiniam, certains à la limite du complet inconfort parce que le frigidaire à pétrole ne fonctionne pas et que la nourriture est avariée, ou parce que la literie est pleine de puces ou de punaises, ou parce qu'il n'y avait plus d'eau dans le puits, alors que d'autres campements nous laisseront des souvenirs inoubliables.


Une longue piste entrecoupée de nombreux arrêts nous conduit à Kafountine, en bord de mer.


Dès notre arrivée dans le village, les guides semblent paniqués. Ils nous demandent de ne pas sortir du bus et de nous tenir prêts à fuir. Ils ont demandé au chauffeur de laisser tourner le moteur. Sur le moment il nous était impossible d'imaginer quel danger nous courrions, et nous doutions du sérieux de nos guides. Nous pensions qu'il s'agissait d'une mise en scène.

Un villageois s'est approché et à longuement parlé avec eux dans leur langue.

Nous apprendrons que le village est en émois : une épidémie de rougeole a provoqué le décès de plusieurs enfants. Les villageois sont très remontés. Ils ont fait appel à un sorcier qui doit chasser les "mauvais génies" pour protéger le village. Ces génies peuvent se cacher dans un arbre, dans une maison, dans une personne. Il s'agit d 'une véritable lutte qui peut éventuellement mal se terminer. Les décès survenus dans ces circonstances ne sont pas soumis à la police. Nous commençons à être réellement inquiets.

Le kankouran est un "homme" investis de certains pouvoirs, qui se dissimule sous une couverture de fibres d'écorces rouges/orangées. Sa mission est de protéger les circoncis lors des initiations, mais les villageois font aussi appel à lui pour régler divers problèmes de protection.

Accompagné d'assistants souvent très imprégnés d'alcool de palme, il parcourt les rues du village en tournant sur lui même, en transe, frappant violemment tout ce qui est sur son chemin (parfois avec des armes blanches : machettes, couteaux, gourdins), ce qui terrorise la population. Je l'ai aperçu battre violemment une personne âgée qui avait eu le malheur de sortir de chez elle pour chercher de l'eau au puits.

Les guides nous ont demandé de ne pas prendre de photos, au risque de nous faire lyncher.

Profitant que le sorcier et ses acolytes se dirigent vers une autre zone du village, le taxi brousse s'est dépêché de nous déposer devant la case dans la quelle nous nous sommes engouffrés avec nos bagages, en barricadant la porte

Il nous est demandé de ne pas allumer de lampe. Il n'y a pas non plus de dîner, les personnes qui devaient s'occuper du repas n'ont pas pu sortir de chez elles pour s'approvisionner, et de toute façon elles ne seraient pas sorties pour nous apporter le repas. Nous avons passé la soirée et la nuit blottis les uns contre les autres, en tressaillant chaque fois que nous entendions du bruit.

Moi qui croyait que les histoires de sorciers n'existaient que dans les films, je découvrais subitement une réalité. La sénégalisation est à nouveau à l'oeuvre...


Encore complètement effrayés de la veille, nous avons repris le taxi brousse puis une pirogue pour rejoindre l'île de Karabane et sa mission catholique. Peut être est-ce dû au contraste avec la journée et la nuit que nous venions de passer, l'île de Karabane nous est apparue comme paradisiaque. Il y faisait plus frais, plus calme, tout semblait empreint de douceur, de sérénité. Nous avons pris un déjeuner succulent à base de produits frais préparé par les religieuses du couvent dans un grand jardin ombragé. J'aime ce genre de contraste.


Un tour rapide de l'île et de son petit cimetière colonial, nous reprenons la pirogue pour Elinkine.


    Arrivée tardive dans un joli campement rectangulaire, de la même facture que les autres, au bord de l'eau. Lorsque la nuit est tombée, je suis sorti pour répondre à un besoin naturel. En m'éloignant de la case, j'aperçois dans l'obscurité un homme accroupi contre le mur, face à une chambre. Supposant qu'il était mal intentionné, je rentre précipitamment dans la case pour faire signe au guide qui sort avec moi pour débusquer l'intrus.

En nous voyant arriver l'homme s'enfuit. Pensant qu'il s'agissait d'un voleur, nous le poursuivons.

Au fur et à mesure que nous nous approchons de lui, s'installe un dialogue cocasse entre le guide et moi afin de savoir qui allait l'attraper et éventuellement le corriger: "va le premier c'est un blanc, non va d'abord c'est un noir". En fait il s'agissait d'un métis antillais (mi-noir/mi-blanc) témoin de Jéhova en mission an Afrique, avec son épouse et ses enfants. Il logeait dans une case à proximité du campement.

Ayant observé que des touristes (dont une majorité de femmes) logeaient au campement ce soir là, il se cachait près des chambres pour observer de l'extérieur les femmes qui se déshabillaient à la lueur des lampes à pétrole. Il nous a supplié de ne pas en parler à sa femme.

Le lendemain matin il avait d'ailleurs disparu avec sa famille, avant que nous nous levions. Nous étions devenus des "témoins gênants"


Nous reprenons la piste en direction d'Enampore, où il est prévu de rester plusieurs jours.

Enampore est un village très particulier du fait de la beauté du site: un joli village de brousse, avec une case à impluvium particulièrement réussie, des villageois particulièrement attachants, Terrence était un gérant avec une personnalité hors du commun. Juliette et Rosalie qui s'occupaient de l'intendance, des repas et de la case étaient d'une douceur et d'une gentillesse très agréables.

Le campement est une immense case à impluvium, circulaire, aux murs de banco, avec un double toit, l'un incliné vers l'extérieur, l'autre en forme d'entonnoir incliné vers l'intérieur pour récolter l'eau de pluie dans le réservoir situé au centre de la case.

Les chambres sont réparties autour du puits. Il n'y a pas de fenêtre, juste des trous d'aération.


L'espace entre le plafond des chambres et le toit servait de grenier au riz non écossé qui bénéficiait de la fumée du feu de bois pour prolonger sa conservation.

Aux mûrs sont accrochés des objets culinaires et agricoles ayant servi autrefois.

L'apport lumineux essentiel vient de la toiture, baignant l'espace de vie d'une douce pénombre.

Les cases à impluvium abritaient les différentes membres d'une famille qui devaient parfois se protéger d'intrus et d'ennemis.

On peut encore voir à l'intérieur les troncs d'arbres qui servaient de ruches dont on lâchait les abeilles pour attaquer les ennemis. Elles ne piquaient pas les gens de la famille parce qu'elles étaient habituées à leur odeur.

La jeune et jolie J
uliette Manga et son amie Rosalie, avec son adorable bébé sont en charge du campement: elles assurent les repas des touristes, l'entretien de la case, une présence chaleureuse.

J'ai découvert à Enampore des choses inoubliables : en terme d'ambiance, de relations humaines, de culture. Enampore est habité par des Diolas qui parlent bandial. Ce sont des villageois d'une gentillesse inimaginable.  Kassoumaye mes amis !

Le campement est un des plus anciens(1974). En 1980 il n'avait pas encore perdu son âme. Les villageois y vivaient dans une certaines insouciance, comme leur parents...

La plupart des femmes portaient des pagnes, beaucoup étaient torses nues. Surtout les plus âgées. Elles travaillent à longueur de journée, s'occupant des enfants, des animaux, travaillant dans les champs et le jardin, faisant la cuisine. Les hommes récoltaient le vin de palme qu'ils dégustaient à longueur de journée, sous l'arbre à palabre, en écoutant un vieux transistor: commentaires de matchs de foot, discours politiques, xalam et reggae. Un morceau me restera plus de 10 ans dans les oreilles : Mansane Cisse par Abdou Corr que Saliou s'amusait à chantonner le soir en guise de berceuse : bintan bolonda mansane cissé, bintan bolonda mansane yela...


Le village était animiste, avec ses rituels et ses traditions. Quelques familles étaient catholiques tout en restant animistes.

Les soirées étaient "magiques" : les villageois nous rejoignaient dans la case à impluvium pour écouter un conteur ou un chanteur qui faisait partager les histoires du village. Un homme du village nous faisait la traduction simultanée, parfois en y ajoutant sa propre interprétation. Une autre fois les villageois ont joué une petite pièce de théâtre qui racontait comment leurs parents vivaient autrefois.

Tôt le matin nous allions dans les champs pour aider et rencontrer les villageois. J'étais fasciné par les arbres : le fromager immense avec son écorce et ses replis qui font penser à la peau d'un éléphant, le rônier qui oblige celui qui veut goûter ses fruits gélatineux à grimper les 30 mètres qui les séparent du sol.


J'ai découvert le plaisir et l'art de la sieste: après le déjeuner, lorsque le vent cesse de décoiffer les palmiers, qu'une chaleur sèche comme sortie d'un four enveloppe le village, chacun s'assied ou s'allonge à l'ombre, sur le sol, sur un banc, dans un hamac et laisse la torpeur l'envahir. Il n'y a plus un bruit, même les oiseaux se sont tus, tout semble suspendu...comme si le néant prenait forme.

Jusqu'à ce qu'une moto bondissante ou un taxi brousse déglingué, vrombissent sur la piste en soulevant des nuages de latérite indiquant que la vie reprenait son cours.


J'ai passé beaucoup de temps au jardin des femmes. Après avoir déforesté une bonne partie de la région pour tenter la culture de l'arachide qui promettait d'être d'un bon rapport, la Casamance était touchée par une sécheresse qui durait depuis plusieurs années et par la chute du cours de l'arachide.

Les puits étaient presque secs, l'eau se trouvait parfois à 30 mètres de profondeur. La terre était pauvre. La Casamance qui était si riche au niveau agricole, faisait peine à voir.

Passionné de jardinage biologique, je me suis rapproché du travail de ces femmes, en participant et en donnant quelques conseils pour réaliser un compost avec des feuilles, des déchets organiques, de la bouse de vache afin d'enrichir la terre sans produits chimiques qu'il aurait fallu acheter. Je leur ai aussi appris à pincer certains légumes afin d'améliorer la fructification.

Les femmes étaient beaucoup plus réactives que les hommes lorsqu'il faut faire face à des difficultés. La plupart d'entre eux restaient assis à l'ombre d'un arbre, à parler et écouter la radio, pendant qu'elles s'occupent des enfants, de la case, du jardin, des animaux. Lorsqu'ils bougent c'est pour grimper le long d'un palmier pour en récolter le vin.

Nous avons découvert la forêt sacrée, son utilité, ses légendes, et tout ce qu'elle représente pour chaque village. Nous avons appris ce que représente les initiations par classes d'âges, et les liens puissants que cela crée entre les individus.


J'ai observé qu'en fin de journée, juste au moment du crépuscule, tout le monde rentre dans sa case. Les hommes qui palabraient, les femmes qui s'activaient, les enfants qui jouaient. Pendant l'espace de quelques minutes juste avant la tombée de la nuit, tout semble suspendu dans un calme impressionnant.

C'est le moment où les génies et les âmes errantes "trainent" avant de rejoindre le monde des ténèbres.

Pour éviter d'entrer en contact avec un mauvais génie, les villageois restent chez eux. Dès que la nuit est tombée, les gens ressortent, les hommes un bonnet sur la tête (toujours pour se protéger des esprits) allument le feu, et la vie reprend son cours.


J'ai rencontré Ousmane le féticheur qui n'en revenait pas que l'on s'intéresse à sa magie.

La personne qui m'accompagnait a été piquée au pied sans avoir pu identifier l'origine de la piqure. Le pied s'est mis à gonfler, puis la jambe, et finalement la fièvre est apparue. Un infirmier de passage, qui participait à une campagne de vaccination contre la rougeole et la polio, a tenté de la soigner avec incision de la boursouflure et pansement antiseptique. Sans résultat.

Ousmane a posé une corne de chèvre sous le pied, une corne de vache sur la fenêtre , il a dispersé de la poudre noire sur le pied et a récité des incantations. Le soir même, la jambe et le pied avaient dégonflé. Le lendemain matin, il n'y avait plus trace de piqure ni de fièvre. Je n'ai pas cherché à comprendre. Je crois en ce que je vois sans avoir besoin d'explication. La sénégalisation poursuit son emprise.


A Enampore j'ai aussi vécu des expériences insolites: par exemple en faisant le tour de la case à impluvium, j'ai observé qu'il y avait de nombreuses traces de pas à l'extérieur contre les murs, à des endroits particuliers, et plus encore à un certain endroit.

J'ai cherché à comprendre et je me suis aperçu que l'endroit où il y avait le plus de traces correspondait à un regard qui donnait dans la pièce de douche. Les autres traces étaient devant des regards qui donnaient dans les chambres. Regards qui étaient bouchés par des chiffons la journée pour que l'on ne remarque pas leur existence.

Cela voulait dire que lorsque la case était occupée par des touristes, certains villageois s'offraient le spectacle de leur nudité. Etant dans l'obscurité à l'extérieur, ils ne pouvaient être vus par les occupants éclairés par les lampes à pétrole à l'intérieur.

Ils n'avaient pas la télévision, mais ils avaient déjà un reality show bien avant l'heure, et ils devaient se réjouir de l'arrivée de nouveaux touristes. Lorsqu'un couple gardait la lampe tempête allumée pendant un gros câlin, la soirée X était assurée.

J'en ai joué pour tenter de savoir s'il n'y avait que des hommes ou s'il y avait aussi des femmes parmi les spectateurs. En dehors de quelques sourires complices difficiles à interpréter je n'ai jamais pu être fixé.


Sur la route du retour, nous nous sommes arrêté à Brin pour déposer les médicaments inutilisés au couvent qui fait office de dispensaire, pour le plus grand plaisir de soeur Joseph. Elle sera cambriolée plus tard par des gendarmes qui dévalisèrent la pharmacie afin de revendre les produits au marché noir. Qui oserait déposer plainte contre un gendarme ?


Un arrêt déjeuner à Ziguinchor après la visite du marché artisanal. J'y ai fait la connaissance d'Abdulaye Welle, un jeune sculpteur réellement doué. J'ai été épaté par la dextérité et la créativité de ces jeunes qui pour la plupart ne sont jamais allé à l'école. Ils ont tout appris entre eux,  ils sont capables de réaliser n'importe quel type de sculptures, même sur commande. Beaucoup d'entre eux sont réellement doués. 

Nous avons continué vers Banjul, en Gambie pour prendre un bac plus efficace pour le Sénégal.


Peu avant d'arriver à Dakar notre taxi brousse a cassé un essieu. Il a fallu attendre qu'un autre taxi brousse vienne nous chercher, ce qui a failli compromettre notre retour.

Nous avons eu le temps de passer par le marché de Soumbedioune pour quelques derniers achats. C'est la foire à l'arnaque où il faut marchander "à mort". Cela prend des heures pour acheter un bracelet en faux argent, une statue en faux ébène, ou de vrais assiettes en bois. J'ai acheté un masque qui aurait soit disant servi lors de cérémonies d'initiations. Tout avait été fait pour que ce soit crédible : vieux bois mangé par les vers, patine, couleurs végétales, poussière etc...


Le retour vers la France se faisait à une heure tardive, sur le même appareil que celui que nous avons pris à l'aller : le Boeing 707 de la SATT.

Pour compléter ce voyage qui s'était transformé en une véritable aventure, un des réacteurs s'est enflammé au décollage, obligeant l'avion à arrêter le processus. Les passagers se sont mis à hurler et à se lever dans un mouvement de panique incontrôlable. Le feu s'est arrêté dès que les pilotes ont coupés les moteurs.

La réaction des passagers m'a plus impressionné que le feu en lui même, sachant que nous étions sur terre.

L'appareil est revenu vers l'aire de stationnement, nous sommes restés à bord pendant que des employés s'occupaient du réacteur.

Nous avons décollé quelques heures plus tard avec le même appareil, impatients de nous poser à Bâles-Mulhouse. J'en ai gardé une certaine peur de l'avion, surtout une peur des passagers, et une méfiance à l'égard des partenaires de Nouvelles Frontières.


Suite à un certain nombre d'incidents en tous genres sur certaines destinations, Nouvelles Frontières s'est vue affublée du surnom de Nouvelles Galères, jusqu'à ce qu'elle évolue (contrairement au Point de Mulhouse) vers un tourisme plus dispendieux, aseptisé, conformiste, faisant partie de sociétés que les lobbies "voyagistes" s'achètent et se revendent en fonction des cours de la bourse.


Depuis je suis retourné au Sénégal en 1982, 1985, 1986 1987, 1989, 1991, 1992, au mois de février, n'utilisant Nouvelles Frontières que pour l'achat de billets d'avion jusqu'à ce que les prix se démocratisent dans les autres agences.

Je prenais des vols "secs" Paris-Dakar. Au début sur Air Afrique jusqu'à ce que je tombe sur le vol RK 009 : départ prévu à Roissy l'après midi, arrivée à Dakar en début de soirée. Une partie d'un réacteur était sur le tarmac, des techniciens étaient en train de réparer.

Envol sur cet avion de la compagnie Air Afrique au milieu de la nuit, avec plus de 06h00 de retard. Il n'y a plus qu'un plafonnier sur deux qui fonctionne, il fait sombre et la climatisation ne fonctionne pas correctement. Nous sommes tous à moitié déshabillés transpirant à grosses gouttes.

Escale à Nouakchott. Un employé approche l'escalier roulant pour permettre aux passagers débarquant en Mauritanie de descendre. Ses gestes étant brutaux il perce le fuselage à côté de la porte avec le haut de l'escalier. Un ouvrier est obligé de venir riveter une pièce de métal pour colmater. Nous sommes arrivés à Dakar le matin, avec 12h00 de retard.

Je ne prends plus de vols charters pour aller en Afrique. Par chance entre temps, Air France a considérablement baissé ses tarifs.

Sur place, soit je loue une voiture, soit Saliou, qui est devenu mon ami m'en prête une.

J'e n'ai refait la route pour la Casamance en voiture que deux fois: je ne supporte pas d'être systématiquement arrêté par la gendarmerie, ou l'armée pour être "racketté" : un pneu pas assez gonflé, un clignotant qui ne se voit pas assez de loin, un soit disant excès de vitesse alors que je roule à 50km/h et qu'il n'y a pas de radar, une fouille du véhicule comme si j'allais approvisionner les rebelles.

Je me suis vu obligé d'acheter l'intégralité d'un carnet de tombola de la gendarmerie sinon on ne me laissait pas repartir, obligé de laisser un billet à un officier qui n'était pas capable de lire mon passeport à l'endroit, son arme automatique pointée dans la voiture etc...

Par la suite, lorsque nous allions en Casamance, nous utilisions les jets affrétés pour le Cap Skiring. En fonction des places disponibles, certains pilotes nous permettaient de monter à bord, parfois pour une somme dérisoire, parfois gratuitement. Pratique courante dans toute l'Afrique de l'Ouest.

Il est arrivé une fois où suite à la progression des rebelles dans la région, c'est un avion militaire qui est venu nous chercher au Cap.

Au Cap Skiring, je loue une voiture à un Libanais qui avait une agence entre l'aéroport et le club Med. Cela réduit le nombre de check points sur la route avant Enampore, et le nombre d'officiers racketteurs.

A Ziguinchor, Abdulaye m'invite à venir chez lui pour me présenter sa femme, enceinte. Ils vivent à 5 (frères, amis, cousins) dans une pièce de 20m2 sans fenêtre louée à un riche propriétaire. L'homme possède plusieurs bâtiments de ce genre: construction longue de type "entrepôt" de plein pieds, avec des ateliers de chaque côté. Ce sont ces ateliers qui servent de logement.  Un brasero à l'extérieur de chaque logement fait office de cuisine.

Lors de chacun des séjours, je passais une partie du temps à Yoff, dans une famille traditionnelle, ce qui m'a permis de m'intégrer plus intensément dans le quotidien Sénégalais, et de vivre au plus près leurs préoccupations au point qu'il m'arrivait d'être surpris de me voir "blanc" lorsque je me regardais dans le miroir pour me raser.


J'ai adoré les villages de Joal et de Fadiouth, avec leurs greniers à mil sur pilotis, le long pont de bois qui les relie, ces rues faites de coquillages, et ces villageois Sérères qui ont toujours le sourire  aux lèvres.


L'autre partie du temps je la passais en Casamance, soit à Enampore, soit à la découverte d'autres campements comme Koubalan (Coubalan), Djembering, Mlomp.


La campagne autour de Coubalan est magnifique, les villageois sont gentils, mais au campement il manque ce je ne sais quoi qui déclenche la sénégalisation...

A Mlomp avec ses rizières bordées de pommiers de Cayor et sa case à étage, on me promettait toujours de rencontrer un roi qui règne encore sur le village, avec des règles très particulières, vestige vivant d'un passé féodal avant de devenir colonial. Je ne suis jamais parvenu à le rencontrer. L'accueil est davantage "commercial", plus formalisé, il ne donne pas l'impression d'être intégré au village comme dans les autres campements.

A Djembering, campement déserté, parfois envahi d'essaims d'échappés du "club med" en mal de découverte, j'ai mangé des langoustes grillées pour trois fois rien, tellement il y en avait. J'ai aussi assisté à la messe de Pâques, attiré par les chants des villageois d'une grande beauté. C'était très émouvant.

A Enampore, Terrence a disparu ,il aurait magouillé avec les comptes du campement. Ses successeurs avaient moins de charisme. Juliette et Rosalie ont quitté le village pour faire leur vie en ville.

Ousman et "sa magie" m'ont aidé dans une situation grave qui m'a beaucoup préoccupé. Je ne croyais pas au gri-gri, depuis j'y crois au point d'en avoir peur... les choses qui se sont produites m'ont beaucoup impressionné. Hasard, coïncidence, pouvoirs ?


J'ai apporté des graines de légumes anciens et de fruits sélectionnés pour leur résistance au jardin des femmes. J'ai apporté quelques outils, et des fournitures pour l'école. J'ai même amené ma mère qui est experte en jardinage biologique pour qu'elle transmette ses connaissances aux cultivatrices.

J'ai assisté à la nouvelle campagne de vaccination contre la rougeole et la polio qui font des dégâts dans cette région, avec des moments inoubliables comme la fois où je prenais des photos et où les infirmiers voulaient tous poser pour la postérité, jusqu'à ce qu'on leur fasse remarquer qu'ils vaccinaient toujours le même enfant !

Une autre année, j'ai été invité à la veillée funèbre de l'instituteur qui est mort d'un ulcère à l'estomac. Impressionnante cérémonie qui a duré plusieurs jours dans la forêt, avec incantations animistes, chants chrétiens, sacrifice d'animaux. Je commençais à avoir l'impression de faire partie du village.


Le jardin s'est bien développé, les pluies sont revenues, un enseignant technique Français qui avait découvert le jardin, a réalisé un château d'eau qu'il a construit avec ses élèves en Bretagne. Grâce à des dons ils l'ont fait livrer au village. Il est venu l'installer lui même, un jour où j'y étais par hasard ! Finie la corvée du puits.


    A Yoff j'adorais faire les courses avec Saliou sur le grand marché de la Patte d'Oie, rire avec Diara lorsqu'elle jouait les élégantes avec ses coiffures sophistiquées et ses tenues vestimentaires recherchées dignes d'un véritable défilé de mode, partager le thiéboudiene du bout des doigts, avec toute la famille autour d'une grande bassine. J'aimais les visites des voisins qui venaient sans discontinuer juste pour saluer, j'aimais beaucoup moins les visites des proches et de la famille qui arrivaient souvent un peu avant le repas, et pour plusieurs jours tant qu'il y avait de l'argent.

Quand il n'y avait plus d'argent, tout ce beau monde a disparu laissant Diara face à ses problèmes et à ses enfants.

La solidarité à l'Africaine, j'en suis revenu ! C'est davantage un mythe qu'une réalité, je m'en suis rendu compte à plusieurs reprises, dans différentes situations. Solidarité à sens unique !


J'appréciais les soirées passées sur le toit à écouter les chants presque polyphoniques des Layenes qui se réunissaient devant la mosquée avant de prier.

J'aimais flâner dans les rues ensablées, laisser les villageois m'interpeler pour savoir qui je suis, ce que je fais, chez qui j'habite.

D'une année sur l'autre nous avions l'impression de nous re-connaitre et nous prenions des nouvelles comme si nous étions du même village. Cela donnait parfois lieu au partage du thé à la menthe que les hôtes prenaient plaisir à verser de haut dans chaque verre avec leur théière à long bec. Il fallait impérativement boire les 3 thés, ce qui laissait largement le temps d'échanger toutes les nouvelles.


J'aimais rendre visite au tailleur, m'asseoir dans un coin pour observer les élégantes commenter le patron qu'elles apportaient avec le tissu de leur prochaine robe, anticipant l'effet que cela aurait sur leurs copines. Car c'est surtout ça qui motive cette débauche de sapes, le regard des autres. Les femmes africaines aiment jouer avec la jalousie.

J'aimais les vendredi soirs, lorsque les tambours annonçaient le début du sabar, et que les femmes dansaient jusqu'à la transe.

J'aimais aller le matin aider les pêcheurs qui tirait l'énorme filet qu'ils avaient déposé au large. Dur combat contre le ressac, pour arracher à l'océan cette poche remplie de quoi alimenter le marché local. Chaque participant avait droit à un poisson en guise rémunération. J'étais fier de rapporter mon poisson à Diara.


A Dakar j'aimais aller flâner sur les marchés Kermel et Sandaga, traverser la place de l'indépendance pour aller manger une glace à la terrasse d'un café de l'avenue Pompidou ou boire un verre de bissap dans une gargotte, douce infusion de fleurs d'hibiscus.

  1. - J'aimais aller écouter les tambours de Doudou N'Diaye Rose dans la médina, lors de ses répétitions.

- J'aimais observer les parieurs préparer leurs tiercés avec des calculs savants sophistiqués.

  1. -J'aimais aller manger des crevettes grillées dans un restaurant familial, aux nappes en toile cirée vichy et aux meubles en plastique sur la route des Almadies, au son de la cora d'un griot qui entonnait "on verra ça, depuis quand, depuis hier on verra ça..." la sénégalisation" m'avait envouté.

  2. - J'aimais surtout rester assis dans la cour de la maison de Diara à écouter les sons du village arriver jusqu'à moi.

  3. -J'aimais aller trainer sur l'ile de Gorée, avec ses ruelles paisibles, et ses vieilles maisons coloniales ourlées de bougainvillées.

Si j'ai été mal à l'aise dans la maison des esclaves notamment suite aux incantations lapidaires de Joseph N'Diaye, le conservateur du lieu, qui aimait balancer que nos ancêtres étaient des colons et des négriers, j'ai découvert au musée que la traite négrière n'était pas l'apanage des nations "blanches" et que de nombreux africains avaient contribué à vendre leurs frères.

J'ai aussi découvert que la partie la plus importante de la traite des esclaves a été faite par les Arabes pendant très longtemps. Cela m'a aidé à remettre certaines choses à leur place, à relativiser certains propos qui se voudraient culpabilisants. Joseph avait-il une mémoire sélective ?

Je me souviens du jour où je visitais Gorée pour la nème fois, un groupe d'afro-américains y était en pèlerinage. Au pied des escaliers roses, ils ont entamés un gospel à plusieurs voix qui a mis tous les visiteurs en larmes. J'en ai encore la chair de poule.

  1. - J'aimais tout ce que m'apportait le Sénégal, et de pouvoir y vivre sans jamais me sentir en insécurité, entouré de personnages hauts en couleurs, bien enracinés, pleins de bonté chaleureuse comme dans le village de mon enfance.

Progressivement j'ai observé les choses se dégrader:

Bien que l'islamisation du Sénégal ne soit pas récente, j'appréciais la modération de son islam. J'ai assisté à une lente mais certaine expansion et rigidification, annihilant le patchwork et la richesse des différences.

Les féticheurs ont été remplacés par des marabouts. Ousman a été chassé du village pour avoir "abusé" de ses pouvoirs, comme par hasard un imam est arrivé pour faire du prosélytisme. Les femmes ont dû se couvrir, comme dans les vieilles colonies protestantes. N'étant pas riches, elles achetaient des combinaisons en nylon aux teintes pastel qui venaient de surplus de l'importation, qu'elles portaient au dessus de leur pagne pour masquer leur poitrine.

Les écoles de talibés fleurissaient avec de plus en plus d'enfants maltraités. J'ai découvert les petits esclaves de l'islam. Cela m'a confirmé que la tendance à réduire les autres à l'esclavage n'est pas propre aux "toubabs".


A Yoff un nouvel imam a interdit de fumer dans la rue. Nous n'avions plus le droit de nous promener en short. Les femmes n'avaient plus le droit d'être en jupe ou en robe courte.

Yoff est réputé pour le mausolée de Seydina Limamou Laye qui se trouve sur la plage.

Un pèlerinage important y a lieu chaque année.

Je n'y avais jamais rencontré d'intolérance. Le mausolée a toujours été l'objet de respect, de la part de tous: on se déchausse et on se couvre pour passer sur la plage où il se situe, on ne fume pas à proximité, on ne chahute pas devant le mausolée, mais de là à imposer des règles strictes à l'étendue d'un village !


A Yoff encore, j'ai été importuné à plusieurs reprises par des Baye Falls, ces rastas bariolés qui ne se déplacent qu'en bande.

Ils se disent adeptes de Cheikh Ibrahim Fall. Beaucoup sont des faux Baye Falls, adeptes de la "ganja", qui utilisent ce stratagème pour "pratiquer" un islam qui les arrangent: ils ne font pas le jeûne, ni les prières. Ils se contentent de mendier, en bande, souvent avec beaucoup d'agressivité, en brandissant des bâtons dont ils menacent les passants, portant préjudice aux vrais Baye Falls.

Les dernières fois où je suis allé au Sénégal, j'ai été victime plusieurs fois de pickpockets, dont une au lac rose, d'autres dans les rues de Dakar, au marché Sandaga, j'ai fait l'objet de provocations à caractère "raciste" par des bandes de jeunes drogués sur l'embarcadère pour Gorée, j'ai été "emmerdé" par des voyous sur la place de l'indépendance et avenue George Pompidou.


Le port de Dakar est envahi de bateaux de pêches chinois. Le Sénégal "paye cher" le stade de football que leur a offert les nouveaux colons asiatiques.

La route des Almadies et ses petits restos populaires et familiaux aux nappes de plastique est envahie de restaurant branchés et de discothèques "lubriques". La diaspora sénégalaise se la joue hollywoodienne et le tourisme sexuel fait sont apparition.


En Casamance des touristes Français ont disparu et n'ont jamais été retrouvés, certaines pistes ont été minées, de nombreux villages ont été et sont encore attaqués/ rackettés par des rebelles. Les barrages de l'armée sont devenus une véritable plaie pour les touristes.

Abdulaye m'a écrit pour dire qu'il n'y avait plus de touristes qui venaient au village artisanal, c'était économiquement catastrophique pour tous ces artistes qui en vivent. Il n'a plus de quoi faire vivre sa famille.

La popularité de Michael Jackson et son aversion maladive pour les traces de ses origines a eu pour conséquence d'encourager de nombreuses africaines à se blanchir la peau. On évoque les dégâts que peuvent produire le raissal et les autres techniques de blanchiment sur la peau, en faisant l'impasse sur les dégâts psychologiques plus profonds que cela représente en terme de négation identitaire, comme si la négritude était une tare ou un handicap et la blancheur un signe de beauté !

Les hommes Africains n'étant pas étrangers à cette tendance. Comme de nombreux asiatiques, ils semblent préférer les paux claires.

Beaucoup de femmes se sont mises à prendre du poids, voire de l'embonpoint : les rondeurs devenant aussi un critères de beauté ! L'herbe est toujours plus verte de l'autre côté de la clôture.

La Petite Côte semble devenir la résidence secondaire "d'expats aisés" en mal d'exotisme, de Libanais en exil d'une guerre qui n'en finit pas, d'émigrés déçus ou en retraite rentrant au pays, pendant que les valeurs qui faisaient la particularité et la richesse du Sénégal se noient dans l'uniformisation internationale (la mondialisation).

Les "boy's Dakar" s'identifient de plus en plus aux séries américaines qui les inondent. Les jeunes africains n'ont plus cet accent qui faisaient le charme de leurs parents. Ils sont devenus arrogants, provocants, nous reprochant une colonisation et un esclavage qu'ils n'ont pas connus. Grâce à la mondialisation virtuelle ils ont adopté l'argot des banlieues de Paris, de New York, de Londres. Les déguisements Addidas remplacent les boubous bazins. Impression d'être à Barbès ou à Brooklyn !

Si les régions de Saint Louis, Richard Toll, Nianing et Sally avec leurs complexes hôteliers luxueux permettent au tourisme de prospérer, peut-être en se voilant la face, en 12 ans j'ai assisté à une transformation rapide et profonde du Sénégal, ce qu'ils appellent la modernisation, au point de ne plus avoir envie de m'y rendre.