4 Approche Psycho-sociologique du génocide



Le génocide n'est pas un concours de circonstances, il est l'expression, le syndrome d'une maladie humaine : la haine, l'agressivité, la peur, l'intolérance, le narcissisme, entraînent racisme, ethnocentrisme, intégrisme.


Il est l'expression spectaculaire de notre mal-être, de notre difficulté de gérer notre relation à nous même et  à l'autre, d'assumer notre libre arbitre et  nos responsabilités.


" Toutes les communautés se constituent par le meurtre :  Si l'on examine les grands récits d'origine et les mythes fondateurs, on s'aperçoit qu'ils proclament eux-mêmes le rôle fondamental et fondateur de la victime unique et de son meurtre unanime... La violence sacrificielle structure la société naissante... Les génocides ou quasi-génocides qui se sont produits au xxe siècle ont sacrifié des boucs émissaires... partout où les groupes humains cherchent à se reformer sur une identité commune, locale, nationale, idéologique, raciale ou religieuse. Fonder un groupe aux dépens d'un autre : la perversion serait donc à l'origine du phénomène social !" 1


Nous serions tous "porteurs sains" de génocide. Il couve en nous comme un cancer qui peut se déclarer à la faveur de certaines conditions. D'où la nécessité d'être vigilant et de tenter de le comprendre.


Freud est un des premiers à affirmer la tendance agressive de l'homme, soit en tant que pulsion de vie "Eros", soit en tant que pulsion de mort "Thanatos".


Pour lui les forces destructives sont présentes en chaque individu, mais elles ne trouvent pas toujours l'occasion de se libérer, leur expression étant inhibée par le sur-moi de la conscience.

Le moi, aspect de l'homme orienté vers le réel, contrôle également les pulsions destructrices.

La psychologie nous apprend que le drame de l'homme, dans notre société, est qu'il ne semble pas pouvoir facilement se constituer et affirmer une identité sans que cela se fasse au détriment d'un autre, à des degrés divers.


Nous découvrons également que les actes de l'individu traduisent davantage le résultat de ses interactions avec l'entourage et l'environnement que la conséquence d'un trait permanent de sa personnalité.


La constitution d'un groupe humain conduit généralement à celle d'une hiérarchie sociale au sein de ce groupe, celui-ci prenant corps parallèlement à la désignation d'un extérieur au groupe.


La formation de groupements hiérarchiques met en position de force ceux qui se sont ainsi constitués en leur donnant la possibilité de faire face efficacement aux dangers de l'environnement, aux menaces d'espèces rivales, au risque d'éclatement au sein même de leur organisation.


Ce processus de fermeture du groupe par identité-hostilité est-il inéluctable ?

Peut-on concevoir des relations de communication et de conflictualité inter-groupes plus ouvertes ?


4.1. L'observation historique fait apparaître 3 formes principales d'affirmation de soi par négation de l'autre, pouvant être interprétées comme tentatives de réduction de l'autre à soi :


4.1.1. L'assimilation : le groupe dominant oblige le groupe dominé à adhérer à ses propres valeurs, c'est à dire à repousser/rejeter sa culture, sa religion, etc... moyennant quoi les membres du groupe dominé peuvent conserver certains droits limités. Forme d'absorption de l'autre par le soi.


4.1.2. L'asservissement : le groupe dominé est placé dans une position de totale servilité du groupe dominant. Il contribue à son enrichissement et ses membres ne possèdent aucun droit, c'est l'instrumentalisation de l'autre.


4.1.3. L'extermination : la forme la plus extrême de la réduction de l'autre. Celle de son éradiction. Elle échappe à toute logique d'intérêt pour le dominant.


Dans l'assimilation, l'intérêt est de ménager le dominé pour faire durer la domination.


Dans l'asservissement, le régime esclavagiste profite au maximum au dominant.


L'extermination semble complètement irrationnelle. Cela reviendrait à dire que tant que le dominant trouve quelqu'intérêt à l'exploitation du dominé, il ne lui vient pas à l'esprit de le détruire.

Peut-être procédera-t-il à des massacres pour entretenir la terreur, la domination, et éviter ou contrôler la révolte que la situation de domination entraîne.


Le génocide serait le syndrome d'une pathologie "mentale" collective, une pathologie collective du soi qui témoigne d'une crise identitaire profonde du groupe.

Détruire le groupe "étranger" devient l'objectif pour que le groupe retrouve son identité. D'où l'action d'identification, de déracinement, de déportation.


Le "bouc émissaire" est le point de focalisation de la violence du groupe en crise. Son sacrifice est sensé apaiser le groupe:


  1. la désignation victimaire : seront visés ceux qui sont déjà dans un certain statut de marginalité et contre lesquels une rancoeur s'accumule, et ceux qui sont déjà en position de victimes.


  1. l'apparition d'un langage et d'attitudes disqualifiants : les termes employés à l'égard des victimes ou futures victimes sont des indicateurs de la haine qui se développe. Voir les messages d'Hitler à l'égard des Juifs, des Polonais, des Tziganes, les messages de la Radio des Milles Collines au Rwanda, des Khmers au Cambodge....


La haine est souvent présentée comme la cause du génocide, alors qu'elle n'est qu'un effet parmi d'autres, tel que la  crise profonde qui secoue le groupe ou la société et qui va l'entraîner vers le génocide.


Pour Guy Richard  "il y a toujours la peur, d'où découle la haine".2


Selon René Girard, le mécanisme victimaire des sociétés contemporaines est déréglé.

           

Dans les sociétés primitives, la crise sacrificielle favorisait l'apaisement de la violence interne du groupe.

Dans le sacrifice, les hommes pouvaient se réconcilier sans éprouver de sentiment de culpabilité.

Aujourd'hui le mécanisme victimaire ne permet plus aux hommes d'apaiser leur violence, qu'ils se sentent obligés de justifier : la violence n'irait plus de soi et les hommes se sentent coupables de la commettre.

Dans le génocide, le crime est à peine justifié. Parce qu'il n'est pas justifié, il doit être dissimulé. Alors que dans la crise sacrificielle, la victime est exposée, parfois idolâtrée.


Le génocide, par la culpabilité qu'il entraîne, suppose la dissimulation directe ou indirecte.


Il semble y avoir un lieu pour le génocide, à l'abri des regards, et un temps, quand l'opinion publique est occupée à autre chose.


Serait-ce pour ces raisons qu'ils nous est toujours difficile aujourd'hui de nous arrêter pour en prendre conscience, les dénoncer, les combattre. A qui profite alors le crime ? Aux Rwandais ou bien aussi à de nombreuses autres nations mêlées de près ou de loin à ce qui se trame.


4.2 Culpabilité et soumission :


Celui qui participe à un génocide doit supporter le sentiment de culpabilité que cet acte engendre. Pour s'en disculper ou rendre le génocide supportable, il faut entre autres un mécanisme identifié comme : la soumission à l'autorité.


" Quand on songe à la longue et triste histoire de l'humanité, on trouve plus de crimes hideux perpétrés au nom de l'obéissance que de crimes commis au nom de la révolte.(Snow 1961) 3


Obéissance ou soumission ?

Contrairement à ce que l'on croit, Obéir n'est pas se soumettre, c'est accepter de faire ce que l'autre veut ou ce que la loi demande, alors que se soumettre suppose un asservissement plus ou moins explicite. Ce qui fait la différence est la notion de consentement.


"La dépendance affective enseigne l'obéissance qui tisse un lien apaisant, alors que la soumission appelle l'humiliation qui mène à la honte de soi." 4


Stanley Milgram : La soumission à l'autorité 5


Après le  génocide des Juifs et l'affirmation de Hannah Arendt disant qu'Eichmann n'était pas un monstre sadique, mais un citoyen ordinaire s'acquittant de sa tâche, ce que confirme B Cyrulnick, Milgram se demande comment un individu ordinaire se comporte quand une autorité légitime lui demande d'agir contre un tiers.


Question qui renvoie aux affirmations de l'époque, et toujours d'actualité, telles que "Plus jamais cela...cela ne peut plus nous arriver...nous sommes incapables de cela...c'est monstrueux... c'est de la barbarie...comment est-ce possible etc...".


Milgram s'intéresse justement à l'homme ordinaire dans sa réaction à une situation de conflit entre sa conscience et l'autorité.


Entre 1960 et 1963, il a mis au point et pratiqué une expérience très simple comprenant 18 variantes, afin de confronter et valider ses résultats.


Il a recruté, par annonces, des centaines de personnes de toutes les catégories socio-professionnelles dans le but de faire une expérience psychologique en laboratoire.

L'objectif explicite, donné au sujet, était l'étude des effets de la sanction sur les processus d'apprentissage.


L'objectif implicite, révélé au sujet à la fin de l'expérience, était de savoir jusqu'à quel point précis les personnes dites ordinaires suivraient les instructions de l'autorité, ici scientifique, avant de se refuser à exécuter les actions prescrites.


Une victime, jouée par un acteur, devait apprendre une liste de couples de mots, et être capable de donner le mot couplé à celui proposé par le sujet/moniteur.


Toutes les erreurs sont sanctionnées par une décharge électrique d'intensité croissante.

L'acteur /victime était relié à un pupitre dont les curseurs étaient gradués de 15 à 450 volts avec les mentions allant de choc léger à choc dangereux.


L'acteur devait se plaindre, crier, supplier, se révolter, simuler le malaise au fur et  à mesure de l'intensité des décharges. Dans la réalité il ne recevait aucune décharge.


L'expérimentateur, représentant l'autorité, ici scientifique, devait garantir le bon déroulement des opérations et de l'expérience, et inciter le sujet/moniteur à poursuivre l'expérience le plus loin possible.


Le sujet, homme ordinaire, devait lire la liste des mots auxquels devait répondre l'acteur/victime, et infliger la décharge/sanction à chaque erreur, de façon croissante.

Les résultats ont stupéfait Milgram et son équipe, dépassant de loin leurs hypothèses de départ.


Selon les variantes (celle où le sujet n'est pas en contact avec la victime étant la plus forte) 65 à 85% des personnes sont allées jusqu'à infliger la décharge maximale, souvent en se rebellant, mais en agissant quand même.


Cette expérience a été reproduite en France, en Allemagne, en Afrique du Sud, aux Etats Unis, en Australie, en Espagne de 1985 à 2008. Les résultats varient peu si ce n'est selon le sexe et les pays, avec un écart de pourcentage de 65 à 85%  de personnes qui obéissent.


Milgram fait apparaître que 65 à 85% des hommes (et femmes) ordinaires, n'ayant aucune raison d'être agressifs ou de vouloir défouler leur agressivité, repéré(e)s comme étant des personnes "normales" dans le quotidien, sont capables d'infliger une sanction, une torture pouvant avoir des conséquences graves, voire destructrices, à une victime innocente, qu'ils ne connaissent pas et qui ne leur a rien fait.


Et ceci dans le cadre d'une expérience scientifique pacifique !


On peut imaginer ce que cela peut donner dans le cas où la victime serait désignée comme irrécupérable, nuisible, dangereuse, et si le sentiment d'agressivité ou de haine avait été stimulé par un contexte ou une propagande !


Dans l'expérience de Milgram, la plupart des sujets étaient plus préoccupés de leur bonne participation à l'expérience que du sort de la victime.

La plupart des sujets rejetaient la responsabilité soit sur l'expérimentateur/autorité, qui donnait les indications, soit sur l'acteur/victime qu'ils accusaient d'avoir engendré la sanction par leurs erreurs.


Seuls les sujets ayant désobéi et rompu avec l'expérience se reconnaissaient responsables de ce qu'ils faisaient et du tort qu'ils appliquaient à la victime.


Milgram se demande comment un individu honnête et bienveillant par nature peut faire preuve d'une telle cruauté envers un inconnu ?


Son expérience l'amènera à dire " qu'il y est amené parce que sa conscience qui contrôle d'ordinaire ses pulsions agressives, est systématiquement mise en veilleuse quand il entre dans une structure hiérarchique".


L'individu qui adhère à un système d'autorité ne se voit plus comme l'acteur de ses actes, mais comme l'agent exécutif des volontés d'autrui.


Pour découvrir les causes profondes de l'obéissance et de la tendance à l'obéissance, Milgram invite à considérer aussi bien les structures "innées" de l'individu que les influences sociales auxquelles il est soumis depuis sa naissance.

En fait, il insistera davantage sur le conditionnement, l'entraînement à la soumission que sur l'inné.


"Il faut compter parmi les conditions préalables à l'obéissance, l'expérience familiale de l'individu, le cadre social bâti sur des systèmes d'autorité impersonnels (école, armée, usine...)

et l'extension à tous les échelons d'une structure de récompenses où soumission et rebellion entraînent les sanctions correspondantes.


T.Gordon est convaincu que l'éducation peut priver les individus de leur libre-arbitre et de leur autonomie, en les conditionnant à se soumettre à une autorité : celle du père, de l'enseignant, du commandant, du patron, de dieu.


" Tout au long de l'histoire, le culte de l'obéissance a été profondément enraciné et hautement privilégié dans de nombreuses sociétés. La soumission à l'autorité est considérée comme une source nécessaire de contrôle social au sein des institutions et des nations, le ciment qui lie les membres des organisations, le critère de base de toute vie communautaire.


Comme telle, on l'a élevée au rang de vertu noble ou morale dans les organisations militaires, les cultes religieux, mais aussi dans les familles et  dans les écoles." 6


A mesure qu'il grandit, l'individu "normal" apprend à refouler ses pulsions agressives, mais sa culture n'est pratiquement jamais parvenue à lui inculquer l'habitude d'exercer un contrôle personnel sur les sanctions prescrites par l'autorité".


Pour Goffman "toute situation sociale repose sur un consensus opératoire entre les participants".


Boris Cyrulnick 7 relève que la culpabilité serait absente de certains fonctionnements pervers tels que dans "la situation terroriste, où l'altérité est tellement appauvrie que l'assassin reconnaît à peine l'appartenance de l'autre à l'espèce humaine." " Puisque j'ai raison, il est normal que j'élimine ceux qui ne se soumettent pas à mes raisons. Un seul monde existe, le mien ! Il n'y a pas de différence possible, seuls comptent mes désirs et mes jugements. Ce qui caractérise la pensée des pervers narcissiques, c'est justement un monde sans différence."


Il apparente ce fonctionnement à une forme de délire qui serait "une idée cohérente qui n'a pas besoin du réel et des autres, tant elle fascinée par un thème personnel.

Les terroristes sont de braves gens qui veulent commettre des assassinats monstrueux au nom de leur morale, sans éprouver le sentiments d'être criminels, tant ils se soumettent à la représentation de leur chef adoré."


Cette narcissisation serait provoquée par un appauvrissement affectif : soit parce que que dans l'enfance la personne n'a pas eu beaucoup d'autre, même pas du tout, soit l'enfant s'est trouvé isolé, avec un(e) autre qui l'emprisonne dans un amour exclusif, soit parce que le milieu culturel dans lequel la personne évolue détourne l'intérêt de l'individu pour les autres, voire le lui interdit. (ce que l'on rencontre dans les intégrismes, les mouvements sectaires, les dictatures , mais aussi dans certaines démocraties etc...).

La personne n'a pas appris à prendre de la distance, à se décentrer d'elle même. Elle ne s'intéresse pas à d'autres monde que le sien.

"Les nazis cultivés, les gentils Khmers rouges, les braves Hutus, les islamistes bien élevés font le mieux possible leur boulot de mise à mort. Puis ils rentrent chez eux où ils redeviennent de bons papas, des enseignants attentionnés, des médecins dévoués, et es fonctionnaires zélés".


Les pervers culturels se différenciant des autres pervers par le fait qu'ils ne sont pervers que dans un domaine particulier, pouvant être des personnes très agréables dans d'autres domaines. Ce qui était le cas de nombreux officiers SS.


" Quand un groupe clos n'admire que lui-même, l'isolement idéologique organise une situation de perversion culturelle comme ce fut le cas du nazisme, comme c'est aujourd'hui le cas de l'islamisme et de celui des sectes. Quand le contexte pousse au narcissisme, la passion amoureuse des possédés crée des moments d'extase qu'ils manifestent lors de fêtes sacrées ou profanes.


Chaque adepte éprouve un immense bonheur en se soumettant au Maître adoré et en récitant ses maximes vénérées. Dans une telle relation, l'autre homme, l'autre culture n'existent pas vraiment, ils ne sont que l'image floue que Narcisse se fait d'eux." 8


Les situations de conflit entre la conscience individuelle et l'autorité créent une tension :


  1. -la désobéissance est un moyen de résoudre la tension, mais elle coûte cher en risques et en énergie.


"L'adaptation la moins coûteuse en énergie consiste à faire comme tout le monde. Non seulement nous n'aurons pas de stress, mais en plus nous baignerons dans une paisible entente affective. Tout individu qui tente d'échapper à cette conformité « allume » ses amygdales rhinencéphaliques et sécrète des hormones de stress. Sans cesse en alerte biologique et cérébrale, il se demande pourquoi il est fatigué, pourquoi il dort mal, pourquoi tout l'énerve. Le simple fait de se désolidariser de son groupe l'a placé sur le tapis roulant du bum-out !"

" Quand un groupe social obéit jusqu'au délire, ses récits et ses slogans servent de colle affective.

En fait, les Hutus ont été nombreux à protéger les Tutsis. Ceux qui se sont opposés ont pris le risque de mourir, mais ceux qui se sont contentés de ne pas participer aux massacres n'ont pas été ennuyés, confirmant ainsi l'idée que désobéir, c'est se mettre en lumière, alors qu'obéir, c'est se mettre à l'ombre." 9


Désobéir demande une grande force de caractère pour échapper aux différentes pression, force pouvant aller jusqu'à risquer sa vie pour défendre ses propres valeurs.



- le refus de l'évidence en est un autre. L'individu se dissimule les conséquences perceptibles de ses actes.


"Grâce à une série de manipulations simples, des gens ordinaires n'ont plus vu leur part de responsabilité dans l'enchaînement causal aboutissant à une action dirigée contre une autre personne.

Même lorsqu'il ne leur est plus possible d'ignorer les effets funestes de leurs activités, si l'autorité leur demande d'agir à l'encontre des normes fondamentales de la morale, rares sont ceux qui possèdent les ressources intérieures nécessaires pour résister ".


" Beaucoup protestaient sans cesser d'obéir. Entre la pensée, la formulation verbale, et l'insurrection, il faut un autre facteur : la capacité de transformer ses convictions et ses valeurs en actes.

Tant qu'ils ne sont pas convertis en actes, les sentiments personnels ne peuvent rien changer à la qualité morale de l'issue d'un processus destructeur. Le contrôle politique se traduit par l'action.

Peu importe l'état d'esprit réels des gardiens d'un camp de concentration, s'ils tolèrent que le massacre d'innocents ait lieu sous leurs yeux". 10


- le refus de la responsabilité : "incapables de se révolter contre l'autorité, ils rejettent sur elle toute la responsabilité, mode de pensée fondamental pour nombre d'individus à partir du moment où ils sont enfermés dans une situation de subordonnés, à l'intérieur d'une structure d'autorité". 11

La disparition du sens de la responsabilité personnelle est de très loin la conséquence psychologique la plus grave de la soumission à l'autorité.

L'intéressé n'est plus capable de porter un jugement de valeur sur ses actions.

Il n'a même pas besoin d'éprouver de la haine ou des sentiments hostiles, il suffit d'écouter le chef, de se laisser entraîner par les voisins, les amis, de réciter des slogans dont on ne cherche même pas à vérifier le sens pour commettre des crimes horribles, sans s'en sentir responsable.


Milgram dénonce cette situation poussée à l'extrême dans l'enrôlement militaire.


"Bien que l'objet avoué soit de donner au futur soldat la maîtrise de la technique militaire, le but fondamental est d'abolir en lui toute trace d'individualité.

Compagnies et sections ne font plus qu'un seul homme. Il s'agit d'éliminer toute survivance du moi afin d'intérioriser une acceptation totale de l'autorité militaire". 12


Les victimes ne sont plus des hommes, des femmes, des enfants, ce sont des ennemis qui mettent le pays en danger, le monde en péril.


Le soldat ne peut pas se poser de question, ni se sentir coupable, il défend une cause comme " la liberté du monde occidental" ou "le liberté du peuple X". L'ennemi n'est plus perçu en terme individuel : c'est un concept "le communisme", " l'impérialisme", "l'occident", "l'envahisseur", " l'oppresseur", "l'infidèle".

Le soldat lance des bombes ou du Napalm sut le communisme. De plus il les lance de loin, et n'est pas toujours en contact visuel avec les civils que ces engins vont atteindre.


"Cette attitude qui prend naissance dans la famille, est continuellement renforcée dans nos écoles, dans l'armée, dans de nombreuses églises et entreprises commerciales et industrielles.

Toutefois, on peut prouver que les personnes conditionnées à obéir finissent par se voir comme des instruments qui sont destinés à réaliser les souhaits d'un tiers et ne sont plus responsables de leurs propres actes".13

           

- le mensonge, la tricherie, le sabotage : commettre un acte, même à moitié, c'est le commettre quand même semble dire Milgram. Les sujets qui trichaient et n'envoyaient que de petites décharges ou bien soufflaient les réponses à l'acteur/victime pour lui éviter les sanctions sont repérés comme étant incapables d'opter ouvertement pour une conduite en accord avec leurs sentiments.

Ils ne sont pas d'accord, mais ne s'opposent pas, ce qui n'arrête pas le processus de destruction en cours.


Milgram reconnait qu'il est plus facile de s'opposer, de se rebeller dans un laboratoire que dans certains contextes. Même un Allemand opposé au nazisme pouvait être arrêté, subir des sanctions, voire être exécuté pour trahison. ( Ce qui fut le cas de nombreux Hutus qui se refusaient à massacrer des proches ou des voisins parce qu'ils étaient Tutsis).


Milgram a attiré l'attention sur une réalité que beaucoup nient, et termine en invitant à la vigilance :

"Dans les démocraties, les dirigeants sont élus par tous les citoyens, mais une fois à leur poste, ils sont investis de la même autorité que ceux qui y parviennent par d'autres moyens.

Les exigences de l'autorité promue par la voix démocratique peuvent elles aussi entrer en conflit avec la conscience.

Lorsqu'on est à même de déterminer le sens de la vie pour un individu ou un groupe d'individus, il n'y a qu'un pas à franchir pour déterminer son comportement.

C'est pourquoi l'idéologie qui s'efforce de fournir une interprétation de la condition humaine, occupe une place privilégiée dans les révolutions, les guerres, et autres circonstances analogues où l'individu est appelé à se surpasser.

Les gouvernements investissent des sommes considérables dans la propagande qui représente l'interprétation officielle des événements.

C'est cette abdication idéologique qui constitue le fondement cognitif essentiel de l'obéissance. Si le monde ou la situation sont tels que l'autorité les définit, il s'ensuit que certains types d'actions sont légitimes.

C'est pourquoi il ne faut pas voir dans le tandem autorité/sujet une relation dans laquelle un supérieur impose de force une conduite à un inférieur réfractaire. Le sujet accepte la définition". 14


4.4. Génocide: Meurtre Collectif


La dilution de la culpabilité et de la responsabilité.


A l'exception des trois dernières variantes de l'expérience de Milgram où l'individu est confronté à un groupe restreint afin d'étudier le conformisme, la complicité, la rebellion, les sujets ont surtout été observés seuls dans la relation à l'autorité.


L'observation permet de dire que la hiérarchie rend possible la dilution des responsabilités et permet ainsi à celui qui participe à l'exécution du génocide de se supporter en tant qu'exécutant soumis à des ordres reçus.


Plus la hiérarchie est complexe et étendue plus le génocide pourra être massif, le sentiment de culpabilité étant alors dilué parce que partagé par des milliers d'individus.


Comme la plupart des experts l'ont constaté, la bureaucratie et la technologie modernes ont permis la constitution  de réseaux et d'organisations complexes au sein desquels les responsabilités sont de plus en plus diluées.


C'est d'ailleurs l'application des méthodes rationnelles à une cause totalement irrationnelle qui rend le génocide encore plus effrayant.


Alain Destexhe écrit " le poids de l'acte de génocide doit être collectif. L'acte de tuer n'est jamais individualisé, le meurtre est accompli à plusieurs et presque toujours sur plusieurs victimes.

L'obligation de tuer qui crée un sentiment d'appartenance collective est censé diluer le poids psychologique de l'acte criminel et déshumanise les tueurs qui sont de la sorte solidaires dans l'acte". 15


Il pose la question " Combien de simples paysans Hutus ont pris du plaisir à tuer leur voisins et se sont laissé griser par le sentiment de puissance que procure le crime collectif ?"


4.5. Le génocide et la désobéissance :


Le génocide pose la question de la responsabilité individuelle de celui qui y participe, et donc du droit à la désobéissance qui porte le nom de "principe de Nuremberg".


L'objection de conscience face à la participation à un crime contre l'humanité devrait être inscrite dans une loi internationale.

Elle l'est dans certaines lois nationales, et depuis bien avant 1945. Elle l'était dans le livret militaire Allemand.


Ce droit existe : droit de refuser l'obéissance à un supérieur hiérarchique ordonnant un crime.

Mais qui s'en réclame ? Et pourquoi y-a-t-il des sanctions encourues par ceux qui le réclament ?


C'est d'ailleurs ce que visait Milgram lorsqu'il a démontré et dénoncé l'attitude des U.S.A. dans le conflit avec le Vietnam.


L'entraînement militaire est destiné à éviter les objections possibles, en intensifiant la soumission à l'autorité. Dans les camps d'entraînement Gi's, on parle de casser une personnalité pour reconstruire un membre du groupe.

La participation aux massacres n'est pas perçu comme un acte illégal :  dans un premier temps, les jeunes soldats Américains étaient persuadés qu'ils partaient pour l'honneur du pays, pour sauver le monde du communisme. Ils pensaient faire quelque chose d'utile, d'indispensable.


Ce n'est qu'une fois sur place, que certains ont pris contact avec la réalité. Il était trop tard, déserter ou objecter mettait leur vie et celle des autres en péril.

En tant que crime collectif, le génocide est un crime d'état qui au 20 ème siècle atteint des capacités d'une puissance considérable.


Mais que l'État soit la structure par laquelle le génocide devient possible, même s'il est entre les mains de dirigeants délirants et totalitaires, il ne faut pas pour autant en oublier la responsabilité individuelle de chaque participant.


C'est d'ailleurs ce qu'a retenu le tribunal de Nuremberg et ce qu'a démontré l'expérience de Milgram.



1-4-7-8-9- Boris Cyrulnick- Autobiographie d'un épouvantail-Odile Jacob-Paris -2008

2 Guy Richard.L'histoire inhumaine : Massacres et génocides, des origines à nos jours. Paris.Armand Collin. 1992

3-6-13- T.Gordon - Comment apprendre l'auto-discipline aux enfants.Le Jour Éditeur. Québec. 1990.

5-10-11-12-14-  Stanley Milgram. Soumission à l'autorité. Paris. Calman Levy.1974

15 Alain Destexhe - "Rwanda, essai sur le Génocide, Complexe édition