Afghanistan - les pavés de l'enfer


Dimanche 22  février 1970 (suite)  Vers 22h00, le bus s'arrête en bord de piste. Un nain enturbanné nous attend avec une lampe à pétrole à la main pour nous accompagner à l'intérieur d'une ferme fortifiée, en terre. Labyrinthe de couloirs sombres qui donnent sur des pièces qui ressemblent à des caves faute d'ouvertures vers l'extérieur, équipées de lampes à pétrole dont les flammes vacillantes créent un théâtre d'ombres sur les mûrs en donnant l'impression qu'il y a du monde.

De nombreuses pièces sont déjà occupées. Nous apercevons quelques occidentaux. Nous parvenons à une petite cave libre, meublée d'une grosse table rustique en bois et de bancs.

Des hommes en épaisses chemises blanches, gilets afghans noirs, sarouels blanc et babouches, nous servent du thé, du riz et de la viande bouillie, boeuf ou mouton, difficile à dire.


Un Anglais et une très jeune Italienne nous rejoignent. Ils viendront avec nous jusqu'à Hérat, que nous atteignons peu de temps après.

Nous allons dans une ferme qui fait auberge, pour la nuit. Nous sommes 7 par chambre (écurie), et dormons sur des nattes. 10 afghanis la nuit (0,70 centimes de francs).

Peu de temps après être arrivé, le propriétaire vient avec un autre homme. Ils sont coiffés de gros turbans blancs, portent des barbes fournies, de longues chemises épaisses claires, un gilet noir, des sarouels sombres. Un poignard attaché à une large ceinture de cuir. Je me demande parfois si je ne suis pas dans un de ces vieux films d'aventure.


Ils allument le poêle qui se trouve dans un coin de la pièce, et nous proposent de changer notre argent au marché noir.

Ils proposent aussi des plaques de hachich. Un dollar les 10 gr. Le jeune couple Anglo-italien en prend une petite plaque. Espèce de savonnette de pâte noire et dure qu'ils grattent avec le rebord d'une boite métallique. Ils ajoutent la poudre obtenue à un peu de tabac qu'ils roulent en cigarette.

Au moment où nous nous couchons, la jeune femme qui est allongée à côté de moi me tend sa cigarette. Elle est tellement belle que je n'ose pas refuser.

Je découvre qu'il est dangereux d'être subjugué, on pourrait arriver à faire n'importe quoi. Elle remarque que je n'y connais rien et propose de m'initier. Je me laisse faire, pour le plaisir de la regarder s'occuper de moi. La fumée sent le goudron et l'eucalyptus, le goût est âcre. Je m'attends à un effet quelconque: rien. Pas l'ombre d'un frisson, pas une sensation différente de ce que je perçois d'habitude. Elle finit par s'allonger et semble planer, le visage illuminé d'un sourire intérieur.

Dieu qu'elle est belle avec ses cheveux noirs, sa peau mate, ses grands yeux verts. Je m'endors dans ma solitude, frustré de ne pas avoir la chance d'être son petit copain que de ne pas avoir connu l'extase du chit.


Lundi 23 février 1970. Réveil tôt. Aucune trace de l'expérience de la veille. Tous les bus en partance pour Kandahar et Kabul sont pleins.

Les Afghans ont une façon originale de réserver leur siège : ils posent une arme sur le siège qu'ils ont choisi: un couteau, un revolver, un fusil. Ensuite ils vont faire ce qu'ils ont à faire, les courses sur le marché, visiter un proche, discuter dans la rue. Personne n'ose y toucher.

Nous réservons nos sièges pour le lendemain, en versant un bakchich, n'ayant pas d'armes avec nous.

Nous passons la journée à visiter la ville. Une ville isolée en plein désert, qui s'étend au pied d'une citadelle en ruine. Sale, poussiéreuse, misérable.

Sur les marchés il n'y a presque rien, ce qu'ils appellent boutiques ressemblent à des réduits ou des garages sans fenêtre, ni vitrine, parfois juste une petite ouverture laissant apercevoir ce qui est proposé à la vente, des objets hétéroclites jonchent le sol dans l'attente d'un acheteur. Vrais et fausses antiquités, peaux et fourrures mal tannées, objets d'art.

Je troque un porte bagage à roulette qui servait à transporter le sac contenant nos provisions contre un gilet en peau de mouton, teint et brodé grossièrement. Il me tiendra chaud en attendant d'arriver dans la chaleur indienne.


Il y a des étales de fruits secs, d'épices, de pain, de viande remplis de mouches. Des moutons entiers dépecés pendent accrochés au mûrs ou à un poteau. Ils sont jaunes de graisse et de suif.

Il y a des chasseurs qui vendent des peaux de loups entières, avec la tête, pour presque rien. Un manteau en loup se vend 25 dollars.

Succession d'ateliers où s'affairent les forgerons, avec des gamins qui actionnent les soufflets, les tisserands qui réalisent des tapis sur des métiers vieux de quelques siècles, des moulins à résine de cannabis où des chameaux fon
t tourner d'immenses meules, les yeux occultés par des noix de coco coupées en deux.

Dans la rue peu de femmes, toutes voilées de la tête aux pieds, beaucoup d'hommes, qui déambulent, souvent avec une arme du type kalachnikov à la main avec des cartouchières sur la poitrine ou à la ceinture.

Chasseurs ou guerriers, hommes de main ou chefs de clans, bandits ou fermiers ? Peut être tous à la fois .

En général, les gens ont l'air et sont gentils, mais tous ces hommes armés, alors qu'il n'y a pas de guerre nous mettent mal à l'aise. Il y a eu le farwest, aujourd'hui c'est le fareast, les cowboys ont troqué leurs Stetson contre des turbans!


Il y a des enfants partout, surtout des garçons. Ils sont sales et n'ont presque rien sur le dos. On dirait qu'ils sont livrés à eux mêmes. Beaucoup fument des joints.
Nous découvrons que les jeunes garçons sont souvent des esclaves sexuels pour les hommes adultes qui pratiquent le bacha bari (batcha bazi) = "jouer avec les enfants", en l'occurrence des garçons. "Tradition" populaire ancestrale islamique dans l'ancienne Perse, en Afghanistan et au nord du Pakistan, réservée à une élite sociale (riches propriétaires, fermiers, policiers, politiciens etc...),  qui consiste à faire danser des garçons déguisés en filles, à les sodomiser, et leur faire pratiquer différents rituels sexuels. Nous ne sommes pas arrivés à savoir s'ils faisaient la même chose avec les petites filles.

Les rues sont étroites, les mûrs et les maisons sont en terre. L'intérieur des habitations est légèrement surélevé par rapport à la rue. Les caniveaux sont à ciel ouvert, suffisamment profonds pour se faire mal si on oublie de les enjamber.

Avec un peu de soleil, il fait meilleur. Fatigué de grelotter et de me contracter, je m'achète un manteau afghan en peau retournée, brodée. Il pue le suif de mouton. Le vendeur me fait remarquer que mon gilet ne vaut rien parce que les coutures ne sont pas égales et que des fils dépassent. Je vais le rendre et récupère mon porte bagage.

Le froid s'abat sur la ville en même temps que l'obscurité. Le manteau devient agréable, malgré son odeur.

22h 05 Nous mangeons des oeufs et du yaourt de brebis pour changer du riz.

Pendant que nous prenons un thé dans la salle commune, nous voyons arriver les Japonais, les Malais, John D. que nous avions rencontrés à Erzurum, avec qui nous avions fait la route de Téhéran. Manquent Leonal, Catherine et Jagjit pour que le groupe soit complet. Nous nous étions quittés à plusieurs endroits dans Téhéran, et nous nous retrouvons ici à Hérat avec le même plaisir que si nous nous connaissions depuis longtemps. Que devenez vous ? Où êtes vous passés ? Quelle route avez vous prise ? Quelles aventures avez vous vécues ? Nous passons la soirée à partager nos histoires de route, nos avis, nos conseils. D'autres jouent aux cartes pour de l'argent.

Tout le monde a un gilet ou un manteau de peau sur le dos. L'odeur est telle que l'on se croirait dans une bergerie.

Deux Anglaises font leur apparition : deux jeunes femmes à qui les Afghans ont tout pris, papiers, argent, vêtements, et dignité.

Elles sont obligées de se prostituer avec les routards, et surtout avec les Afghans, pour essayer de s'échapper de ce bled.

Elles semblent asservies à des protecteurs locaux armés jusqu'aux dents qui les surveillent de près. Elles sont jeunes, jolies, ça fait mal de les voir comme ça.

Nous les invitons à manger à notre table, des oeufs et du yaourt comme nous. Nous ne saurons rien de plus, elles avalent leur assiette sans un mot, juste un sourire affectueux avant de rejoindre les protecteurs qui attendaient dans l'entrée. Ils ne sont même pas foutu de les nourrir. Chacun d'entre nous imagine que tous les mâles du quartier doivent leur passer dessus !

Que pouvons nous faire pour les aider, en dehors de signaler leur situation au prochain consulat britannique que nous rencontrons, mais nous ne connaissons même pas leur nom ? Je trouve cela insupportable au point de me prendre à rêver d'être superman et d'exploser ces barbares pour sortir les filles de leur geôle et les emmener loin d'ici. Qui se soucie de ce qu'elles deviennent ? Combien y en a-t-il dans cette situation ? Nous découvrions que la route ne semble pas aussi fleurie qu'on le dit. L'Afghanistan pourrait être le pays le plus pourri que j'ai rencontré.


Mardi 24 février 1970: Nous quittons Hérat à 07h45 pour Kandahar, au sud. La neige, le froid, les bandits des grands chemins rendent la piste du nord impraticable ou dangereuse.

600km de sable et de broussailles, il fait beau et chaud. Nous croisons des nomades avec leurs chameaux et leurs tentes.

Par endroit des colonnes de sable montent vers le ciel telles des mini tornades.

Un tronçon de bitume de quelques kilomètres et un motel en béton abandonné en plein désert, ça surprend.

Les Afghans qui sont dans le bus reniflent, crachent à longueur de journée. Si on a le malheur d'être assis à l'arrière, avec le vent on récupère leurs déjections dans la figure, quand les fenêtre sont ouvertes ou cassées.

Depuis la Turquie nous devons nous adapter aux toilettes turques: accroupis, sans papier, juste un petit robinet peu engageant, à hauteur du sol, avec un filet d'eau pour se laver l'anus. Le tout dans des conditions d'hygiène effroyables.


Nous atteignons Kandahar vers 17h45. Tout le groupe se dirige comme un seul homme vers un ferme auberge. Des chambres écuries de 7 à 8 personnes, et des nattes sur le sol, comme la veille.

Le propriétaire vient avec ses sbires pour offrir ses services, cette fois ils portent des vêtements longs et sombres, marrons et noirs ainsi qu'une espèce de pakol, bonnet plat en laine épaisse, une cartouchière garnie en guise de ceinture: change d'argent au marché noir, vente de hachich. John et Handy, en achète un kilo chacun qu'ils envisagent de revendre à Londres dès leur retour. Nous faisons notre courrier. Le propriétaire nous invite à une soirée "organisée" en notre honneur !


Mercredi 25 février 1970 : Nous sommes allés à la soirée par curiosité.

Une pièce décorée de tapis grossiers et de peaux de loups ou d'ours, des banquettes et des coussins, pas très cleans. Il y a des tablas, une flute, une guitare, des narguilés. Sur la table basse au centre de la pièce, un grand plateau de fruits, pommes, raisins, oranges, fruits secs, à disposition. Petites douceurs.

Un jeune Anglais prend la guitare et joue quelques standards en se balançant, pendant qu'un autre martèle les tablas. Une fille joue du tambourin. Arrive le propriétaire qui distribue du hachich à qui veut essayer. Il reste avec nous. Pendant que nos compagnons de route s'enfument, je joue un peu de guitare. Je suis étonné des réactions que provoque la résine chez eux.

Ils sont tous béa, heureux, alanguis, "allumés". Est-ce l'accumulation de tout ce qu'ils ont déjà fumé dans la journée, est-ce un produit spécial, à les entendre la résine afghane serait une des meilleures du monde.


Au bout d'un moment, le propriétaire ouvre la grande porte en bois et fait entrer d'autres Afghans, des hommes mûrs, barbus, costauds. Ils commencent par s'asseoir à côté des jeunes qui sont là, garçons et filles. Leurs gestes deviennent équivoques. Pressentant quelque chose, Jean François et moi sortons rapidement, ne nous sentant pas à l'aise dans cette ambiance.

Aux cris que nous avons entendus de notre écurie, nous avons supposé que tous ne devaient pas être d'accord avec ce qu'on leur faisait subir. Aucune réaction de la part de ceux qui n'étaient pas à la soirée. Le viol semble être aussi un sport collectif dans ce pays.

Heureusement le lendemain, il ne manquait personne. Personne ne parlait de ce qui s'était passé la veille, mais à la tête qu'avaient certains garçons et certaines filles, on peut imaginer que leur soirée n'a pas été pavée d'orchidées.

Depuis que nous avons commencé ce voyage, j'observe que la majorité des routards sont jeunes, voire très jeunes parfois, avec cette candeur, cette innocence qui les rend parfois vulnérables. Comme chacun d'entre nous, ils sont persuadés que tout le monde est beau, gentil, qu'il suffit d'être pacifique et souriant pour que tout aille bien.

Personne ne nous a prévenu que les chemins de Katmandou sont parsemés de prédateurs, qui ont repéré et compris la mouvance hippie pour en profiter sans scrupules, à tous les niveaux. Combien de jeunes ont payé cher leur naïveté ?

Nous sommes loin de la beauté des paysages et de la bonté des paysans grecs.

Nous quittons Kandahar pour Kabul vers 08h00. 600 km de désert à nouveau.

Le bus dans lequel nous sommes entassés est une espèce de vieux camion transformé en transport en commun. Nous sommes assis sur le bout des fesses, serrés comme des sardines dans leur boite. Les Afghans qui sont devant n'arrêtent pas de renifler, de cracher et de nous éclabousser.

Nous faisons la connaissance d'un couple Franco-Grec qui a eu l'audace ou la folie de faire du stop de Hérat à Kandahar. Ils avaient pris place dans un camion qui transportait des marchandises, moyennant bakchich.

En cours de route, le chauffeur et son associé se sont arrêtés en plein désert et ont imposé à la jeune femme de se laisser baiser (faire l'amour serait un euphémisme) et de les sucer s'ils voulaient poursuivre leur chemin. Apparemment elle a du s'exécuter.

Ils étaient effrayés, désorientés, pressés d'arriver en Inde. Comme la plupart d'entre nous d'ailleurs.


Arrivée à Kabul en fin d'après midi.


Kabul est une ville étrange, un amalgame de rues sales, défoncées, de maisons en ruines, et de bâtiments plus modernes, mieux entretenus, de magasins presque occidentalisés. On côtoie quelques femmes qui ne sont pas voilées dans le centre ville, elles sont magnifiques. De très belles femmes, apparemment d'un milieu plus élevé. Elles ont les yeux en amande, des visages fins. Certaines ont les yeux clairs, presque gris, c'est impressionnant comme elles sont belles. Comment font elles pour circuler librement sans être voilées ? Sont elles importunées par les hommes ? Quels trésors doivent se cacher sous ces voiles disgracieux.


Nous logeons dans un petit hôtel bon marché du centre, avec une salle à manger au rez de chaussée. Nous sommes toujours à 5 ou 6 par chambre. Il y a deux douches. Si on veut de l'eau chaude, il faut acheter un petit fagot de bois au propriétaire que l'on fait brûler dans la chaudière située à proximité des douches. L'un charge pendant que l'autre prend sa douche.

Nous devons nous méfier lorsque nous mangeons dans les gargotes. Un karaye (oeuf oignons et boeuf grillé) coûtent 12 afghanis et un thé 2 afghanis. Pour eux le total fait 20 afghanis. Lorsque nous changeons de l'argent, il ne faut jamais quitter les billets des yeux, sinon ils changent de valeurs. Comme en Turquie, un billet de 50 dollars devient vite 5 dollars. Impossible de contester, comme c'est au marché noir.

Nos économies étant limitées, nous ne pouvons pas nous permettre de perdre trop de centimes.

De nombreux trailers sont devenus de véritables mendiants, parfois des voleurs par nécessité, n'ayant pas su gérer leur budget. Se retrouver coincé dans ce pays n'a rien de réjouissant.


Jeudi 26 février 1970: nous avons raté le bus qui part pour la frontière Pakistanaise. Sommes obligés de rester un jour de plus à Kabul. Il n'y a rien à faire dans cette ville, je ne comprends d'ailleurs pas pourquoi autant d'étrangers s'y attardent. Nous visitons le bazar qui ressemble à tous les bazars que nous avons rencontrés jusque maintenant.

Dans la rue, tous les 10 mètres quelqu'un propose du hachich, voir plus si affinité. Nous sommes au royaume de l'opium.

Nous souhaitons changer de l'argent. Un homme nous emmène dans une ruelle, puis dans une arrière-boutique. On nous fait asseoir. En face de nous une table, sur lequel est posé une arme automatique. Des hommes sont assis contre le mûr, tous armés.

Nous nous demandons ce que nous sommes venus faire là, persuadés qu'au mieux nous sortirons délestés de toutes nos économies.

Un "patron"arrive, effectivement avec un air de truand des grands films noir et blanc, les cheveux huilé. Il ne porte pas de barbe ni de couvre chef. Il demande ce qu'on veut. Changer de l'argent, dollars contre roupies Pakistanaises. "C'est tout ?" dit il.

Commence un interrogatoire, d'où venons nous, que faisons nous dans la vie, où allons nous, pourquoi ? Interrogatoire parce qu'il pose les questions comme s'il était flic, avec l'arrogance du type qui a le pouvoir(le flingue). Cela n'a rien à voir avec une discussion à bâtons rompus.

Nous étions pressés de sortir. Il a changé notre argent et nous sommes partis sans qu'il ne nous soit rien arrivé. Effrayés par ce pays corrompu et poisseux à tous les niveaux, nous sommes resté à l'hôtel à discuter avec d'autres occidentaux, en attendant de pouvoir quitter ce "putain " de pays..