La Grèce -  de Zorba aux Beatles


A l'âge de 14 ans, j'avais lu pratiquement tous les livres d'aventures vécues de la bibliothèque municipale.

Je connaissais mieux Albert Shweitzer et sa forêt tropicale que Proust et sa madeleine.


J'ai commencé mes voyages virtuels vers l'âge de 10 ans dans un livre imposé par une enseignante :

"Le tour de France par deux enfants" de G. Bruno (alias Augustine Fouillée), un récit austère et moralisateur, qui donnait malgré tout envie de bouger, de découvrir.

Avant de m'endormir, mon grand père me racontait ses aventures, celles qu'il avait vécues et celles qu'il aurait aimé vivre.

Je feuilletais son catalogue "Manufrance" pour y glaner les images dont j'avais besoin pour étayer mes rêves d'ailleurs: grappins, moustiquaire, machette, canot pneumatique, tentes et autres matériel de survie...à l'époque made in France.


Plus féconde fut la rencontre avec la famille Mahuzier et ses nombreux voyages autour du monde dans la collection Rouge et Or, Norbert Casteret et ses aventures dans les gouffres, Paul Emile Victor et ses glaces polaires, Grey Owl et ses étendues sauvages nord-américaines, Henri de Monfreid et ses sagas africaines, plus tard Raymond Maufrais et son voyage sans retour en Amazonie, Levi Strauss et ses tropiques, plein d'autres auteurs dont j'ai oublié le nom qui narraient des aventures de pionniers en Afrique de l'ouest et de l'est (Stanley, Livingstone etc...).


Il y avait aussi les conférences de Connaissances du Monde qui animaient la salle de cinema de notre petite ville de province, en nous permettant de rencontrer des aventuriers en chair et en os. Alain Bombard et son expérience de naufragé volontaire, Vitold de Golish envoutant avec ses films sur l'Inde des Maharadjas, Paul Emile Victor de retour des banquises, les Mahuziers et leur façon de faire découvrir la géographie à leurs enfants.


J'ai été subjugué par le livre "Radjpoutana" de Guy De Brebisson (Flammarion-1963) qui racontait l'extraordinaire aventure de 10 étudiants partis faire la Route des Indes à bord d'un bus à plate forme de la RATP.

Ce journal de bord fut une révélation, parmi tous les Magic Bus en partance pour cette ultime station. J'ai commencé à dérouler des kilomètres de rêves, en me disant qu'un jour ce serait mon tour.


Fidèle auditeur de Radio Caroline, j'étais imprégné non seulement de musique anglo-saxonne mais je suivais assidument ce qui se passait autour du Grand Raid.


C'est dans ce contexte, baigné de cette culture, imbibé de cette mouvance, que j'ai fait mon premier voyage en Grèce, en 1968, par la Route, de camping sauvage en camping municipal en passant par le camping chez l'habitant.


Ce voyage avait attendu l'âge de raison et de conduire un véhicule, pour découvrir avec mon frère, l'Allemagne, la Suisse, l'Italie, la Yougoslavie, la Bulgarie avant d'atteindre la Grèce.


C'était l'époque où des familles entières sillonnaient l'Europe en camping car ou en minibus aménagés, pendant des congés payés récemment gagnés et bien mérités, allant de villes en villes, de cultures en traditions, dans un nomadisme convivial et fraternel.

La Grèce avait un parfum d'authenticité et de dépaysement que n'offraient pas les autres pays d'Europe.


Nous nous retrouvions sur les bords de routes, ou dans les douches communes, pour échanger sur les choses à voir, les endroits à éviter, les idées en vogue, ou simplement partager un repas frugal.


Nous avons traversé la Yougoslavie et l'Albanie (au retour) le plus vite possible parce que nous passions notre temps à surveiller la voiture à chaque arrêt. Des gosses tentaient de voler les roues, les enjoliveurs, les phares, en se cachant sous le châssis. Nous passions notre temps à protéger notre tente, même dans les campings parce que des bandes locales pillaient tout ce qui pouvait se revendre.


Nous avons fui la Bulgarie dont le régime politique et le mode de vie nous avaient traumatisés, parce qu'à l'opposé de ce que nous recherchions: à la frontière il fallait déposer un itinéraire précis, la police politique vendaient des tickets d'essence sur la base de la puissance de la voiture et du kilométrage de l'itinéraire prévu. (impossible de modifier l'itinéraire en cours de voyage).

Chaque fois que nous nous arrêtions pour pique-niquer, pour souffler un peu ou faire des photos, nous étions suivi par une voiture dont les occupants nous observaient avec des jumelles. Lorsque nous avons demandé à une jeune femme de nous indiquer la route pour contourner Sofia qui était monopolisée par un congrès international du parti communiste, nous avons eu la surprise de voir des policiers frapper la jeune femme pour nous avoir parlé. Lorsque nous voulions acheter de la nourriture, il fallait faire la queue pendant des heures devant des magasins d'état, souvent vides. Des adolescent(e)s en bleus de travail étaient tenus de consacrer du temps à l'entretien des routes, après l'école.

Ayant décidé d'écourter notre séjour en Bulgarie, nous nous sommes présentés au poste frontière plus tôt que prévu. Un policier a empoigné mon frère, lui a arraché sa pochette avec ses papiers et son argent, il lui a pris toutes ses devises. Cool le communisme ! 

C'est avec un sentiment de douce libération que nous sommes entrés en Grèce un peu plus tard.

Bien qu'ayant été envahie par les Ottomans pendant des siècles, bien qu'étant sous la dictature des colonels, la Grèce avait encore les pieds dans les traditions helléniques, et la tête dans l'Olympe.

Tous les villages que nous traversions avaient un charme fou. Tous les paysages avaient une histoire à raconter, des Météores portant leurs monastères à bout de bras, à la plaine de Marathon qui a tant fait courir, Delphes et son oracle muet, Athènes et son Parthénon, mais aussi sa Plaka où nous nous retrouvions tous en fin de journée. La myriade de petits ports d'où auraient pu partir Ulysse et ses Argonautes, avec leurs tavernes, leurs terrasses ombragées, leurs filets de pêche et les poulpes qui sèchent au soleil.


Nous découvrions un rythme de vie différent, indolent, où tous les soirs les gens étaient assis sur le pas de la porte ou sur des bancs de la place du village pour parler, rire, chanter, ou simplement nous regarder passer.


Partout, les soirs d'été se transforment en fêtes, après les travaux des champs et des vignes, après la fournaise de la journée.

Tout le monde se rassemble autour d'un ouzo, de vin résiné, de slouvakis et de sirtakis. L'air s'emplit d'une agréable odeur de viande grillée aux herbes, et des notes légères d'un bouzouki. Il y a toujours au moins un homme qui sait jouer du bouzouki et un autre de l'accordéon ou de la clarinette dans chaque village.


Lorsque sur la place du village d'Arkoudi, Xenophon range son komboloï dans la poche pour saisir et faire tourner son torchon, Zorba n'est jamais très loin.

Cette Grèce a été un révélateur important: j'avais trouvé les gens beaux, bons, chaleureux, joyeux, accueillants.

Que ce soit avec les Grecs ou les Routards rencontrés au hasard, j'avais souvent l'impression de m'enrichir d'expériences, de sensations qui me poussaient à aller plus loin.

J'incubais le virus de l'ailleurs.


Alors que j'entamais des études à l'université, avec un groupe d'étudiants nous avions commencé à fantasmer sur un tour du monde en Renault 4 L qui débuterait par l'Afrique, dans le cadre de la Fondation Routes du Monde (Renault), qui sponsorisait des projets innovants. Les contraintes universitaires évacuèrent ce projet.

C'est à ce moment que je découvre deux articles dans la revue Science et Voyage(1969) qui vont être déterminants dans le déroulement de ma vie.

Une voyageuse téméraire décrit en détail son périple terrien vers l'Inde. Sa façon d'écrire, de faire partager ce qu'elle vient de vivre m'ont convaincu et encouragé à suivre le même chemin.

Son itinéraire serait le mien. J'ai mis fin à mes études, persuadé que j'aurai le temps de les reprendre un jour et je suis entré en usine (manutention, confection, conserverie) pour préparer le financement de mon périple.


Jean François, un ami avec qui je faisais du sport était intéressé pour partager l'aventure. Ayant vécu des expériences exaltantes à Madagascar, il semblait s'ennuyer et rêver de partir autant que moi. Nous décidâmes de faire le voyage ensemble.

Nos familles ne partageaient pas notre enthousiasme, nos parents n'appréciant pas ce qui touchait à la culture hippy et n' acceptant pas que nous abandonnions les chemins qui nous étaient tracés pour un autre qui était incertain.


Alors que la plupart de nos congénères partaient en stop, ou en Magic Bus des différentes capitales européennes, comme beaucoup d'autres, nous sommes partis de Paris, à bord de l'Orient Express, pour Istanbul, première étape du Hippy Trail.



Nous avons quitté notre petite ville de province le jeudi 12 Février 1970 à 18h05.

Départ qui nous vaudra une mention avec photo dans le journal local.

Si beaucoup de jeunes provinciaux avaient adopté la culture hippie, nous n'étions pas nombreux dans la campagne profonde à tenter la Route des Zindes, parce qu'il était plus difficile en province d'affirmer son anti-conformisme, de quitter, même provisoirement, les voies déterminées par l'entourage.

Au moment de se dire au revoir, de nombreux ami(e)s nous ont envoyé des courriers et sont venus nous encourager comme si nous allions faire quelque chose de "grave", d'important. Beaucoup nous enviaient d'oser, et nous chargeaient de réaliser leur rêve par procuration.

Cette après midi-là, le phono de mon frère égrenait All we need is love et Octopus Garden, "I'd like to be, under the sea, in an octopus's garden in the shade..." Ces mélodies me sont restées en tête tout le long du voyage. Aujourd'hui encore lorsque je les entends, je revois et ressens l'émotion de cette expérience extraordinaire.

Le temps d'un sandwich au bistrot de la gare de l'Est, dans l'attente de l'Orient express légendaire, nous sommes assaillis de doutes.


Est ce bien raisonnable ? N'aurait-il pas été préférable de continuer les études, le travail ? Irons nous jusqu'au bout ?

Qu'est ce qui nous attend sur cette Route ? Qu'est ce cela va changer en nous ?

A la différence de nombreux jeunes qui semblent déterminés dans leur décision de rompre avec le conformisme, et d'autres persuadés qu'ils allaient changer le monde, nous hésitons encore entre l'attrait de cette tornade libératrice et la peur de trahir des valeurs fondatrices.


23h30 nous montons à bord du compartiment qui nous est alloué. Nous partageons l'espace avec 3 ouvriers Yougoslaves de Zagreb et Belgrade qui viennent d'être expulsés par la police de Manchester et qui retournent au pays. Il reste trois places vacantes.

A peine installés, ils sortent d'énormes bouteilles de vodka, ainsi qu'un jambon cru entier, en nous proposant de trinquer en guise de bienvenue.

23h53 le convoi s'ébranle, les doutes reviennent, inutiles, la Route est en marche. La vodka fait le reste...