Iran - quand tombe le voile - un nouveau  mystère à "perser"


Vendredi 20 février1970: arrivés tard hier soir à Tabriz, nous avons suivi Leonal qui fort de son expérience se transformait malgré lui en guide. Il savait où aller, quoi faire, cela aide au début d'un trip de cette envergure.


Nous avons passé la nuit dans un petit hôtel bon marché, mais plus confortable et propre que celui que nous avons connu en Turquie. Nous n'avons pas pris le temps de dîner. Manger semble parfois secondaire.

Nous mangeons, je devrais dire grappillons, quand l'occasion se présente: boutiques ou marchés, petits restos de bord de rue, vendeurs à la sauvette.


Réveil de bonne heure pour rejoindre la gare routière et prendre un bus qui nous conduira à Téhéran.

Il fait froid mais il n'y a plus de neige. La route se déroule dans une immense vallée désertique. On aperçoit des montagnes au loin. Nous parcourons près de 700km dans ce paysage.

Les habitations en terre battue s'organisent en villages ceints d'une petite muraille de terre. On dirait des villages fortifiés comme on peut en voir au Mali ou en Haute Volta.


Nous croisons des chameaux chargés de plaques de sel.


Vers midi, le bus s'arrête devant une espèce d'auberge, en plein désert. 40 clients d'un coup, quelle aubaine.

Premier repas lourd depuis notre départ : chelo kabab, riz et viande grillée, thé à volonté,

un régal...des petites choses qui deviennent de grands moments...c'est amusant de découvrir comme des choses simples peuvent devenir grandioses. La saveur de cette viande grillée, le goût de ce riz ordinaire deviennent intenses.


L'environnement se modifie : alternance de collines et de plaines, les couleurs passent du gris rouille au fauve, parfois rouge foncé ou mauve. On se croirait en Arizona.


Nous arrivons à Téhéran vers 19h45. A pieds nous cherchons des hôtels "bon marché". D'abord en suivant Leonal qui connait quelques adresses. On nous refuse partout, je n'ai pas toujours compris pourquoi. Finalement il est accepté avec Catherine et John D. mais pas nous.

Nous tournons une heure et demi dans Téhéran à la recherche d'un hôtel.

Nous en trouvons un près de la gare routière : nous sommes 10 dans la chambre. Les 4 Japonais d'Erzurum, Janas le Yougoslave, Jagjit le Sikh, deux nouveaux Anglais d'une quarantaine d'années  John K. et Handy, Jean François et moi.


Jagjit sort son téléviseur du carton, déplie l'antenne, le branche et l'allume. Nous regardons un vieux film américain diffusé par une chaine iranienne, en noir et blanc.

Pendant ce temps il refait son chignon, enroule sa barbe dans un filet pour la nuit. Il est amusant sans son turban, avec cette espèce de mouchoir qui enveloppe le chignon.

Pendant que je l'observe il me parle de ses rituels et notamment des 5 objets qu'il doit avoir en permanence sur lui.

Cinq objets dont les noms commencent par K : kesh, poils (cheveux, barbe, poils corporels) non coupés, ni épilés, kacha espèce de caleçon qu'il porte comme sous vêtement sous le pantalon, kangha, peigne en bois, accroché dans les cheveux qui lui sert à se lisser les cheveux et la barbe au moins deux fois par jour, kirpan, espèce de petit couteau qu'il porte caché dans son turban, et kara le bracelet en acier qu'il porte au poignet droit. Le turban est obligatoire pour les adultes.


Samedi 21 février 1970: réveil de bonne heure. Il faut se renseigner sur les horaires de bus pour continuer. Leonal n'est plus là pour nous indiquer les bons plans, nous devons maintenant tracer la route seuls.

Du thé et quelques tranches de pain de mie avalés en vitesse. Nous allons à la poste centrale déposer le courrier.


L'Iran parait très ouverte à côté de la Turquie. Il y a des femmes "policier" qui font la circulation. Elles sont en chaussettes et en jupes courtes (juste au dessus du genou). Il y a beaucoup moins de femmes voilées qu'en Turquie, elles sont beaucoup plus jolies.

Les Iraniennes sont fines, typées, avec de grands yeux en amandes. Les hommes aussi sont raffinés, avec des visages anguleux, des corps minces, les cheveux mi longs. Les Turcs sont ronds, de visages et de corps, massifs, les cheveux ras.


Beaucoup d'Iraniens sont cultivés, ils aiment parler, échanger, savoir d'où nous venons et ce que nous faisons, partager des opinions sur tout, la vie, la politique, Dieu, les femmes.

Je suis surpris de constater qu'à Téhéran beaucoup d'Iraniens connaissent les bases de la culture Française. Ils citent des auteurs qui les ont apparemment marqués, Hugo, Camus etc....

Dans certains cafés et restaurants, les salles sont séparées par un voile, avec un côté pour les hommes et un côté pour les femmes. Dans d'autres pays musulmans, les femmes n'ont même pas accès aux cafés.


J'avais entendu parler de l'Iran comme d'un pays moderne en plein développement économique et social grâce à Mohammad Reza Shah Pahlavi, "le Shah", empereur contesté par une opposition populaire et conservatrice qui le présente comme un dictateur.

J'apprends qu'il est dur avec les opposants, que les assassinats, les emprisonnements et les enfermements arbitraires en camps de travail sont fréquents. On m'a parlé des fameux tapis d'Iran, très chers, tissés par des prisonniers condamnés à de lourdes peines.

En ville comme à la campagne, je n'ai pas ressenti cette oppression, si ce n'est sa statue omniprésente sur tous les ronds points du pays.


Nous apprenons qu'un bus quitte Téhéran à 10h pour Mashhad, proche de la frontière Afghane. Nous avions promis à Jagjit de prendre le train avec lui, mais le bus est moitié moins cher et aussi rapide.

Nous revenons précipitamment à l'hôtel pour prendre nos bagages. Notre ami sikh n'a pas terminé son rituel de lissage de barbe. Nous n'avons pas le temps de l'attendre et prenons congé de façon expéditive.


Nous sommes peu d'européens dans le bus qui est complet : John K., avec ses 1,90 m, son long manteau gris et Handy avec les cheveux et la barbe d'une rousseur digne des Vikings, Janas et sa curiosité pointue(parce qu'il pose des questions sur tout), Jean François et moi.

Il y a aussi un jeune couple que nous ne connaissons pas, très réservé. Les autres passagers sont Iraniens, villageois et citadins, certains très sérieux, d'autres très souriants.

A la sortie de Téhéran, nous passons par un poste de police : le chauffeur du bus enregistre l'heure de départ, l'itinéraire prévu et l'heure approximative d'arrivée.


La piste de 900 km traverse le Nord de l'Iran, où sévissent des rebelles au régime du Shah, et des bandits de grand chemin. Il est fréquent qu'ils arrêtent les bus et les camions, les dépouillent de leur cargaison, dévalisent les passagers, violent les femmes.

Les véhicules de tourisme et les camions se regroupent à ce poste de police pour former un convoi. Sécurité oblige.

Ce n'est pas rassurant, mais je n'ai pas peur, je n'ai pas entendu de routards donner des informations inquiétantes à propos de cette partie du trajet.


Ces longs parcours sont un moyen de tisser des liens, d'apprendre sur la culture et les moeurs d'une région, d'un pays.

Certains Iraniens cherchent à communiquer avec un peu d'anglais et beaucoup de langage des signes. Le temps passe vite lors de ces échanges.

Les autres prient tout le long du trajet. Le bus s'arrête plusieurs fois au bord de la route, généralement là où il y a un ruisseau ou un point d'eau, pour que les hommes puissent prier. Ils font leurs ablutions rituelles dans le ruisseau, et s'inclinent vers la Mecque.

Le paysage est désertique. La route est une large piste caillouteuse.


Sur le flanc des montagnes on aperçoit parfois d'immenses tapis, qui sèchent au soleil, créant un damier de camaieux rouge, mauve, ocre. Il fait beau, froid et sec.

Par endroit la vallée se ressert et se transforme en gorges profondes. On découvre des traces d'avalanches de roches, et au fond des ravins, des carcasses de voitures et de camions...

En milieu de journée, nous longeons les bords de la mer Caspienne. Lorsque la nuit tombe nous quittons les contreforts des Monts Elbourz pour longer le grand désert salé. Les chameaux porteurs de sel viendraient ils de là ?

La route est traversée par de nombreux ruisseaux. Le chauffeur dit redouter les troncs d'arbres couchés en travers de la route. Ils y seraient placés par des bandes armées pour arrêter les véhicules et piller les passagers. Un homme armé d'un fusil mitrailleur est assis à côté du chauffeur.

Nous nous endormons malgré tout, pour nous éveiller dès que le bus ralentit, la peur devenant communicative.


Dimanche 22 février 1970 Nous arrivons "sains et saufs" à Maschad vers 07h45.

En attendant la correspondance pour la frontière Afghane, nous allons sur un petit marché qui jouxte la gare routière. Nous achetons de savoureux sandwichs aux oignons et aux cornichons, que nous dégustons en regardant un vieil homme qui fait des tours de force pour gagner un peu d'argent: il casse des cailloux avec le tranchant de la main.


Prendre un bus relève d'une expérience sportive. Nous sommes nombreux, autochtones et étrangers à vouloir prendre ces bus qui relient les villes, les pays. Souvent plus nombreux que les places disponibles. C'est donc le premier arrivé le premier servi. Sachant que parfois le prochain ne part que dans deux jours, nous passons parfois des heures à attendre devant la porte du véhicule pour être sûr de partir. Sinon, il faut chercher un hôtel, prévoir des repas supplémentaires, faire des dépenses imprévues. Peu de trailers s'attardent dans les pays traversés, comme s'il était impératif d'atteindre la frontière Indienne le plus vite possible.

Nous partons vers la dernière ville Iranienne avant l'Afghanistan : Taybat.


Paysage plat, désertique, parsemé de villages. Les hommes assis au bord de la piste portent de gros turbans blancs.


Contrairement à la Turquie et le centre de l'Iran où lorsqu'elles sont voilées les femmes portent un foulard sur la tête, cachant parfois la bouche, avec une tunique longue sur des pantalons bouffants, ici les femmes sont entièrement voilées. On n'aperçoit plus le nez ni les yeux, dissimulés derrière un grillage de coton très serré. Ils appellent cette tenue burqa.

Une espèce de sac de tissus épais noir, bleu ou marron les couvre de la tête au pieds. Il parait qu'il serait insupportable qu'une femme se découvre en public. Je n'ai pas compris pourquoi.

Est ce par peur d'être reconnue, par jalousie du mari, par inconduites de la part des autres hommes ? Selon les hommes, c'est la religion qui l'impose. J'ai du mal à imaginer un dieu imposer une tenue vestimentaire aux êtres humains ! Cela ne doit pas faire partie de ses préoccupations !

J'ai souvenir de livres où l'on raconte que les missionnaires chrétiens imposaient aux tribus indigènes qui vivaient nues de se couvrir parce que la nudité favoriserait la débauche. Cela a contribué à la disparition des rituels de tatouages dans certaines ethnies, tatouages qui étaient le seul vêtement. Pour moi ce n'est que l'avis d'hommes qui parlent au nom d'un dieu.


Depuis la Turquie, nous rencontrons 4 types de voiles 1 :

              
           
            


           Hijab                                   Chador (jilbeb)                           Niquab                              Burqa


Nous atteignons la frontière Iranienne vers 14h30. Le bus pour l'Afghanistan est à 16h00.


La région est désertique. Nous apercevons des bergers qui gardent d'immenses troupeaux de moutons et de chèvres, appuyés sur de longs bâtons. Ils sont coiffés d'énormes bonnets de fourrure qui les font ressembler aux cosaques des vieux films, chaussés de sandales ou de babouches.

Nous mettons environ une heure pour atteindre le poste frontière Afghan.


Le poste de douane est une bâtisse en pierres, au milieu de nulle part. Il y a une piste qui y conduit, une piste qui en part. Autour rien, du désert, au loin des collines puis des montagnes plus élevées.

Commence une longue attente pour présenter les bagages au douanier ! Le douanier arrive avec une heure de retard. Il ressemble à l'un des paysans rencontrés sur la route. Sauf qu'il a une montre au poignet et une paire de chaussures fermées, que les paysans n'ont pas.

Il donne l'impression de jouer au "mec important" : il fume, fait les cents pas, discute avec d'autres Afghans pendant que nous attendons. C'est quand il veut.

Il daigne enfin inspecter nos bagages. Dès qu'il a fini, nous courrons les remettre sur la galerie d'un nouveau bus qui doit nous emmener à Hérat.


Il faut ensuite faire viser les passeports. Nous nous trouvons face à un policier en civil, pire que le douanier. Le nez crochu, les cheveux plaqués et luisants, parce qu'ils n'ont pas été lavés depuis longtemps, ou parce qu'ils sont huilés, le regard pointu.

Il nous fait asseoir. Il prend son temps. Il parle avec un garde, met un manteau sur les épaules, va faire un tour à l'extérieur, revient, fait passer quelques passagers du bus. Nous tentons de présenter nos passeports, il nous ordonne de nous asseoir.

Il fait venir John et Handy vise leurs passeports, et ressort.

Tous les Afghans sont passés en premiers. Il fait passer les Occidentaux au compte gouttes.

Il est manifestement dans un jeu de pouvoir...qui dure déjà depuis deux heures.


La nuit est tombée. A l'extérieur il fait un noir d'encre.

Nous sommes les seuls à qui il n'a pas encore accordé le laisser-passer. Le bus attend. Il nous dit qu'il va manger, que nous n'avons pas à nous inquiéter, le bus ne repartirait que le lendemain. Finalement il se lâche et dit qu'il a toute la nuit pour viser nos passeports.


A ce moment le bus allume ses phares et commence à démarrer. Très énervés nous courrons nous mettre en travers de la piste pour bloquer le passage. Il partait avec nos bagages. Sous la pression des autres passagers occidentaux le chauffeur accepte d'attendre...mais tout dépend du temps que va prendre le fonctionnaire avant d'arrêter son petit jeu.


Nous sommes allés le trouver dans la salle où il est entrain de manger. Grossière erreur. Son garde intervient et nous jette dehors. Il se rend compte qu'il nous pousse à bout et en jouit. Son sourire en dit long lorsque sa moustache s'étire en biais jusqu'aux oreilles. Ces hommes et leur plaisir du pouvoir....


Après le repas, il sort prendre l'air et fume une cigarette. Nous lui demandons nos passeports qu'il avait gardé pour nous empêcher de partir. Il voit que le bus est prêt à partir et les passagers commencent à manifester des signes d'impatience.

Il s'excuse et dit qu'il a essayé d'être le plus rapide possible. Arrogant en plus !


Il nous fait entrer dans son bureau et nous fixe sans parler, un long moment. Nous sommes dérangés par trois Anglais qui arrivent en Land Rover. Ils présentent leurs passeports qui sont visés immédiatement. Chacun d'eux contenait un billet de 20 dollars. Voilà donc ce qu'il attendait. Un Bakchich !

Il nous aura fait attendre plus de 5h, en jouant comme un chat avec une souri. N'ayant pas l'habitude de la corruption, nous n'avons pas réagi et n'avons pas eu les bons réflexes. Finalement il vise nos passeports, sans avoir touché un dollar.


Lorsque nous montons dans le bus, la moitié des gens nous agresse, l'autre moitié nous applaudit. John D. qui nous a rejoint à Maschad, nous dit que la dernière fois qu'il est passé ici, un policier "véreux" l'a fait attendre 7 heures.

Le bus reprend la piste vers 21h. Le désert encore et toujours. Il fait très froid. Je suis enrhumé.

A peine arrivé, l'Afghanistan commence à me sortir par le nez.




1 .https://www.facinghistory.org/civic-dilemmas/brief-history-veil-islam